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Le cinéma est- il un langage ?
Le cinéma étant un secteur important de la culture contemporaine (populaire comme
légitimée), l'on peut aisément être amené à s'y intéresser. Entre autres, il arrive souvent que
l'on dise d'un film, comme de toute œuvre d'art, qu'elle nous ''parle'' ou au contraire qu'on ne
la ''comprend pas'', car l'on cherche à interpréter ce que l'on perçoit et à en retirer du sens
grâce auquel on pourra porter un jugement sur l'objet. Mais que signifie cette démarche, et en
quoi est-elle fondée ? Pour comprendre le rôle du cinéma, il semble nécessaire de s'interroger
sur le rapport qu'entretient la notion de cinéma avec celle de langage. A cette fin,
commençons par définir ces deux termes.
Par cinéma, on entend souvent l'ensemble des films de fiction, mais il arrive aussi que le
terme désigne en fait le procédé donnant naissance à un produit audiovisuel, dont les espèces
sont nombreuses, car les conditions de production ne cessent d'évoluer. Le cinéma se
caractérise de façon élémentaire par la captation et la reproduction, ou la création (partielle ou
totale), d'images très proches temporellement, de sorte qu'une fois mises les unes à la suite
des autres et diffusées sur un écran, l’œil les perçoit en une succession fluide (il ne s'agit du
moins pas de diapositives). Le plus souvent, mais ce n'est pas strictement nécessaire, l'on
annexe aux images des paroles, des bruits, de la musique qui constituent la bande son, et c'est
pour cela que l'on parle de produit audiovisuel. Toutefois, il faut noter que si l'audiovisuel est
aujourd'hui omniprésent et a des utilisations diversifiées, le terme «cinéma» réfère
historiquement et communément au film de fiction, nous nous conformerons donc à cette
définition.
Quant au langage, il s'agit d'un système de signes conventionnels visant à permettre de
formuler et communiquer des pensées. Il ordonne des éléments significatifs en un système
structuré selon des règles précises afin de former un discours, c'est-à-dire l'actualisation de ce
système, qui, conduit d'une manière méthodique, est cohérent et donc intelligible par celui qui
le reçoit.
A la lumière de ces données, il semble nécessaire de commencer par établir en quoi le cinéma
peut être défini comme un langage en tant que système articulé de signifiants producteur de
sens et doué d'une syntaxe propre, après quoi l'on pourra envisager le cinéma comme pas
suffisamment signifiant pour le spectateur, et donc ne répondant pas au critère d'intelligibilité
d'un langage. Cela fait, il faudra reconsidérer le cinéma en tant que système structuré
d'éléments significatifs interdépendants, mais qui pourrait a posteriori ne pas tout à fait
apparaître comme un langage tel que nous l'avons défini.
Les similitudes entre le cinéma et tout autre langage sont multiples.
Ainsi, comme pour le langage oral, le récepteur de l’œuvre cinématographique reçoit un
faisceau de perceptions qu'il ne maîtrise pas mais dans lequel il peut trouver cohérence et
signification en identifiant des éléments de vocabulaire et des relations entre ces éléments. Il
va de soi que le film est signifiant, puisque le spectateur produit du sens à partir de ce qu'il
perçoit. Divers sentiments, symboliques et idées seront engendrés chez le spectateur en
fonction des couleurs, de la luminosité, des formes, des perspectives, des mouvements (des
éléments comme de la caméra), des durées, du jeu des acteurs, des sons, des musiques, des
paroles perçues. Ce sont là les éléments du langage cinématographique. En effet, tout cela
n'est pas jeté et mêlé au hasard, mais ce sont des éléments signifiants organisés dans une
structure, un système ordonné ayant la cohérence nécessaire à tout discours, car, comme
l'énonce Christian Metz, le cinéma est un « discours signifiant localisable ».
Pour comprendre le sens d'une œuvre, il nous faut comprendre sa structure, c'est-à-dire
l'ensemble des éléments et des relations dépendants les uns des autres qui la constituent. La
structure d'un film, c'est la totalité du discours signifiant producteur de signifié, de sens.
Comme dans un discours parlé, ce sont les constituants de cette structure qui lui donnent du
sens, mais on ne peut comprendre le sens précis d'un mot ou d'une proposition qu'au regard de
l'ensemble du discours. On ne peut pas comprendre précisément chaque élément de façon
isolée, car le sens d'un élément dépend de la structure significative dans laquelle il se trouve.
Ainsi, les éléments qui constituent le produit audiovisuel sont syntaxiquement et donc
sémantiquement dépendants les uns des autres, ce qui d'ailleurs est également le cas pour les
mots du langage ordinaire. Certes, le sens d'un élément dépend de sa propre connotation
sémantique, ce qui comprend notamment sa nature : personnage, objet, son correspondant à
ce qui est vu à l'image ou à des éléments diégétiques hors cadre (on distinguera aussi les
bruits des paroles), musique, ou bien éléments complexes tels qu'un lieu ou un événement.
Mais il dépend aussi des connotations propres des autres éléments ; et également des relations
entre éléments qui s'établissent par les ressemblances, le degré de contiguïté spatial et
temporel, et les liens de causalité observables. Ces relations sont établies par la composition
de l'image (qui prend en compte les limites de l'image, c'est-à-dire le cadrage) et de la bande
son, et par le montage, qui agencent les éléments de façon spatio-temporelle, et qui
constituent donc la syntaxe du cinéma.
De plus, tout comme l'on sépare le langage écrit en groupes de mots, propositions, phrases,
paragraphes, etc, plusieurs plans forment souvent une scène, qui vient elle-même s'ajouter à
d'autres scènes pour former une séquence – mais ce n'est pas toujours le cas, par exemple
pour le plan-séquence. Pour éviter toute confusion, précisons que l'on ne cherche pas à établir
une parfaite analogie entre le langage ordinaire et le cinéma (ce qui serait vain), mais
seulement de mettre en exergue le fait que le cinéma a une structure comparable en ce qu'on
peut distinguer des niveaux syntaxiques, ce qui peut contribuer à en faire un langage. On peut
par exemple envisager les plans comme des propositions, les scènes comme des phrases, les
séquences comme des paragraphes (ou du moins comme des sections repérables du
discours) ; car il s'agit de parties se combinant pour former de plus grandes parties aboutissant
au discours-film. Ces parties sont elles-même signifiantes, elles comportent une syntaxe
propre (qui ne suffit pas nécessairement à leur garantir une autonomie sémantique, comme
nous l'avons vu précédemment) et sont elles-mêmes intégrées dans la syntaxe du niveau
supérieur. Une scène a une autonomie syntaxique et sémantique en ce qu'elle laisse intacte la
continuité spatio-temporelle : comme pour la phrase, il n'y a pas de rupture nette. La séquence
présente également une unité thématique, spatiale ou temporelle, mais elle est constituée de
scènes délimitées par la rupture de l'une de ces unités, rupture qui équivaut à la ponctuation
forte délimitant les phrases.
La présence d'éléments signifiants mis en relation et agencés en niveaux syntaxiques
repérables par les marques décrites infra prouve donc que le cinéma est un bien un système
structuré d'éléments significatifs, c'est-à-dire un langage.
Cependant, il se peut que cette conception du cinéma en tant que langage occulte le
fait que les éléments et les relations filmiques ne sont pas nécessairement perçus comme
signifiants par les spectateurs, et n'ont peut-être même parfois aucune raison d'être envisagés
ainsi.
En effet, un langage vise à communiquer, ou tout au moins à faire naître du sens chez celui
qui reçoit le discours. Un discours est absurde s'il n'est pas signifiant à la fois pour son auteur
et son récepteur, car ce dernier doit maîtriser le langage dans lequel le discours est émis, sans
quoi le système de signes, si cohérent soit-il, n’apparaîtra pas comme signifiant au récepteur,
il n'y aura pas production de sens. Or, beaucoup de spectateurs n'ont pas conscience de la
structure du film, ils ne sont pas sensibles à la syntaxe du cinéma telle qu'elle vient d'être
décrite. De ce fait, le cinéma n'a pas pour eux le rôle de langage.
Il y a un temps nécessaire à l'apprentissage de tout langage, il faut une réflexion pour parvenir
à sa maîtrise et donc à la bonne compréhension. Si l'on ne comprend pas, ou seulement mal, le
langage dans lequel les propos nous parviennent, nous ne serons pas sensibles à la
signification mais seulement au médium signifiant. L'on risque dès lors de se forger une idée
totalement fausse de ce que signifie le produit audiovisuel, en cherchant à le comprendre alors
que nous ne le pouvons pas. Plus encore, nous risquons d'être passifs devant ce flot
d'informations, de s'habituer tellement à recevoir le film sans le comprendre que l'on cesse d'y
réfléchir pour tomber dans une certaine fascination. Cela provient aussi du fait que le cinéma
donne aisément l'illusion que ce que l'on perçoit fait partie de la réalité et n'est pas contenu
dans une œuvre, car ce sont les choses (matérielles) en elles-même qui nous sont présentées;
le spectateur n'est alors sensible qu'au contenu du film qu'il peut assimiler à la réalité. Ce
rapport hypnotique du spectateur à la diégèse est facilement observable aujourd'hui. Il se peut
même que l'on devienne dépendant de cette fascination : l'on s'habitue aux formes du produit
audiovisuel sans y être vraiment sensible, et l'on cherche à les retrouver, à renouveler la
fascination. Dès lors, cette attitude se généralise : il est des personnes à l'origine de la création
du produit audiovisuel qui ne maîtrisent même pas le langage cinématographique, en ce qu'ils
ne manient pas, ils ne jouent pas avec les éléments du film. Ils se contentent de reproduire des
schémas, de suivre une recette, de procéder par imitation et par agencement automatique,
comme s'ils débitaient des phonèmes en désordre dans le seul but de satisfaire les attentes des
récepteurs du produit audiovisuel, ces spectateurs passifs mais avides d'une consommation
d'habitude. Or, un langage doit être capable d'une diversité de propos. Un perroquet ne
maîtrise pas un langage, car il ne lie pas les signifiants à des signifiés, il se contente de les
produire. Un langage circulaire n'est pas digne d'être nommé langage.
Par conséquent, l'on voit clairement que le cinéma relève du divertissement, et non pas d'un
échange réflexif. Si l'on a pu dire, comme André Malraux à la toute fin de Esquisse d'une
psychologie du cinéma, que le cinéma est une industrie, l'on est à présent en mesure de
préciser qu'il s'agit d'une industrie produisant des objets consommables en tant que simple
divertissement chronovore et hypnotique.
Toutefois, il faut à présent se rendre à l'évidence et dire que si de telles remarques sont
fondées, cela ne signifie pas que le cinéma n'est pas un langage, mais simplement qu'il y a des
personnes incapables de le percevoir comme tel, qu'elles soient à l'origine du produit filmique
ou qu'elles le reçoivent. En effet, il reste manifeste que le cinéma ordonne des éléments
significatifs au sein d'arrangements réglés différents de ceux que pratiquent nos idiomes, et
qui ne décalquent pas non plus les ensembles perceptifs que nous offre la réalité.
Il est possible de se libérer de la position de spectateur passif cherchant seulement la
fascination abrutissante : prendre le temps de réfléchir sur ce que l'on a vu, et éventuellement
se renseigner sur les intentions de l'auteur et sur les moyens utilisés permet de favoriser une
lecture intelligente, compréhensive des données que reçoit le spectateur. En cela, le spectateur
commence à ne plus percevoir le produit audiovisuel comme une pure distraction le
contentant toujours de la même manière, mais comme le produit d'un langage à interpréter et
comprendre. Aussi, il paraît (re)découvrir de façon consciente les règles du langage
cinématographique.
Il semble dès lors nécessaire de développer une approcher critique, entre autres en
(re)devenant sensible à tout le lexique et la syntaxe cinématographique, particulièrement à ce
que l'on appelle la photographie de l'image et au montage. En prenant conscience, même par
intuition, des usages de relation entre tel signifiant du discours-film et tel signifié naissant
dans l'esprit du spectateur, il est ainsi possible d'être plus sensible au medium
cinématographique et donc d'en retirer davantage de sens. Rappelons qu'il n'y a pas dans le
cinéma de significations fixes, comme pour les mots qui ont des définitions qui peuvent être
plurielles mais restent fixes. Les relations entre signifiant et signifié n'étant pas uniques et
constantes, il serait donc ardu voire impossible d'établir des règles fixes, de déterminer des
codes régissant le langage qu'est le cinéma. Pour exemple, les plans montrant une maison qui
brûle n'ont assurément pas le même rôle syntaxique ni sémantique dans La Balade Sauvage
de Terrence Malick et dans Inferno de Dario Argento. De même, le gros plan a une fonction et
une signification différente dans Shining de Stanley Kubrick et dans Citizen Kane d'Orson
Welles : dans Citizen Kane, il est utilisé pour mettre l'accent sur l'acte de profération des
dernières paroles de Kane ou pour forcer le spectateur à lire des mentions écrites
(éventuellement en y superposant le visage d'un personnage dans le cas du journal où l'on
peut lire « New York in furor for Susan Alexander) ; tandis que dans Shining, le gros plan se
fait souvent sur des visages afin de souligner les émotions intenses des personnages, et plus
particulièrement pour mettre en exergue l'évolution mentale de Jack Torrance et par la même
l'évolution diégétique. Il n'y a donc pas une définition précise du gros plan, et si l'on peut à la
rigueur repérer une même utilisation récurrente dans des films différents, on voit que la
relation signifiant-signifié est trop fugace pour que l'on puisse envisager ces récurrences
comme des règles. Et l'on observe que l'on ne peut pas davantage le faire au sein d'un discours
particulier, c'est-à-dire d'un film pris à part. En effet, les propos généraux tenus sur l'usage du
gros plan dans Shining et dans Citizen Kane ne sauraient suffire à définir le rôle et la
signification de toutes les occurrences du gros plan dans ces films : dans Shining par exemple,
les gros plan sur le visage de Danny Torrance au moment où Jack se trouve dans la chambre
237 soulignent le fait que l'enfant perçoit (et peut-être voit) les choses étranges qui se passent
dans l'hôtel, il est affecté par ce qui se passe dans la chambre malgré qu'il ne se trouve pas au
même endroit. Le sens du gros plan dépend alors principalement du montage enchâssant les
plans serrés sur Danny, ceux montrant la femme-sirène décomposée, et ceux montrant Jack
reculant, mais il dépend aussi du fait que l'on sait déjà l'enfant capable d'une telle perception,
sans quoi l'on pourrait croire que l'horreur de la chambre 237 est seulement comparée à l'état
de Danny, au même moment ou à un autre moment, sans lien de causalité. Cela montre qu'il
n'est pas même possible d'établir un lexique propre à un film, il n'y a pas de grammaire du
cinéma puisqu'il n'y a pas de réelle constante de relation signifiant-signifié mais seulement
des cas de syntaxe desquels se dégage la narration (notons que l'on peut exclure les films non-
figuratifs, pour lesquels l'étude du système des signes est beaucoup plus ardu).
Toutefois, cela montre également qu'il est possible d'être sensible aux relations entre
signifiant et signifié, de par le processus de détermination antérieurement décrit (nous avions
établi l'interdépendance syntaxique et sémantique des éléments de tous niveaux syntaxiques).
Prenons pour exemple le fait de monter des plans en alternance, tels ceux de Shining précités:
ce n'est qu'au regard du contenu de ces plans (visage de Danny / femme-sirène sortant de la
baignoire / Jack reculant épouvanté / femme-sirène qui s'avance en ricanant), et
éventuellement d'un autre moment du film (autres faits étranges dans le manoir et
manifestations de la capacité de perception de Danny), que l'on peut comprendre si cet
agencement établit la simultanéité, une comparaison, un lien causal ou tout autre chose.
Par conséquent, l'on pourrait, comme le fait Deleuze, envisager le cinéma non pas comme un
langage mais comme relevant de la sémiotique : puisque chaque film produit ses propres
règles de rapport signifiant-signifié et de syntaxe, l'on peut penser que chaque film est son
propre langage, mais cela ne nous empêche pas de nous intéresser à ce système signifiant de
signes.
Il a d'abord été établi en quel sens le cinéma peut être défini comme un langage, c'est-
à-dire dans le sens d'un système articulé de signifiants, doué d'une syntaxe propre, et dans
lequel les significations dépendent de l'ensemble du système. Par la suite, cette conception a
été remise en question en invoquant la nécessité qu'un discours soit signifiant pour son
producteur comme pour celui qui le reçoit, ce qui a aboutit à conclure que le cinéma est
davantage un divertissement et une industrie qu'un langage. Toutefois, le fait que ces
conclusions portent sur l'humain et ne soient pas toujours vraies nous a permis de revenir sur
la structure du film, et plus particulièrement sur la relation entre signifié et signifiant. Une
fois souligné le fait qu'il n'existe pas de règle constante comme dans le langage ordinaire, il a
été démontré la possibilité d'interpréter les éléments du film signifiant au regard de l'ensemble
de celui-ci, et nous en avons déduit que le cinéma peut être envisagé d'un point de vue
sémiotique, si l'on rechigne à lui reconnaître le statut de langage dont il semble alors si
proche. Maintenant que l'on comprend mieux comment le cinéma fait naître du sens, l'on
pourrait s'interroger sur ce qu'un film peut signifier, en se demandant en particulier quels
propos politiques, sociaux et idéologiques peuvent y être contenus, étant donné la place du
cinéma sur le plan socioculturel.