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Le travail.docx

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Le travail et la technique Introduction Etymologie et sens du mot « travail » Travail et technique : des rapports dialectiques L’ambivalence fondamentale du travail et de la technique La technique, c’est le feu : le mythe de Protagoras I. Esclavage ou libération ? A. Le travail est une contrainte pénible L’origine du concept de travail Etymologie et sens L’origine du travail selon la Bible L’origine du travail selon Rousseau Le mépris grec du travail Le travail est nécessaire pour cadrer l’homme : un argument ambigu B. Le travail comme moyen de libération 1. La maîtrise de la nature (Descartes) Le travail comme processus d’humanisation (Hegel) Le travail comme devoir moral (Kant) 4. La libération par la technique : la fin du travail ? (Marx) C. L’aliénation par la technique La technique affaiblit l’homme (taoïstes, Platon, Montaigne, Rousseau) Ce qu’on possède nous possède L’aliénation par la nouvelle organisation du travail (Marx) 5. Quand l’homme est enfin libre, il est devenu un esclave (Arendt) 6. Technique et politique III. Technique, histoire et vérité A. Histoire et progrès technique B. Technique et vérité 1. Science et technique 2. Technique et dévoilement 3. Technique et politique Annexes Résumé Quelques idées supplémentaires Division du travail et progrès technique (Smith) Le travail fonde le droit de propriété (Locke) Illustrations Exemples Citations Sujets de dissertation Introduction Etymologie et sens du mot « travail » Le terme travail peut se comprendre en plusieurs sens. Etymologiquement, ce mot vient du latin tripalium, qui désigne un instrument de torture. On peut distinguer, outre le sens physique (produit d’une force par le déplacement de son point d’application), trois sens principaux du mot travail : (1) Activité demandant un effort physique ou intellectuel prolongé. (2) Activité rétribuée ou effectuée en vue d’un gain. (3) Activité produisant un objet de consommation ou d’usage. Ces distinctions sont importantes, parce que ces différents concepts ne coïncident pas. Par exemple, un travail rémunéré n’est pas toujours ressenti comme une contrainte ni même effectué en vue du gain. Travail et technique : des rapports dialectiques Il faudrait parler, plus précisément, des rapports au sein d’une triade : technique, travail et science. D’un côté, c’est le travail et la science qui inventent les techniques. C’est par son travail et sa réflexion que Vinci a inventé tant d’instruments et des techniques comme le sfumato. Pour construire un télescope il faut d’abord connaître les lois optiques. D’un autre côté, le travail naît de la technique, car c’est la technique qui permet de travailler, on travaille toujours en suivant une certaine technique. Et de même, la connaissance naît de la technique, grâce à l’expérimentation notamment : le télescope élargit notre horizon et enrichit notre connaissance. Plus précisément encore, la division sociale et technique du travail permet une spécialisation des individus et un développement des techniques : elle est un facteur d’innovation majeur. En retour, le progrès technique décuple la productivité du travail. Bref, le travail améliore la technique et la technique démultiplie l’efficacité du travail. L’ambivalence fondamentale du travail et de la technique Il semble très difficile de critiquer la technique, car elle se présente comme un pur moyen. Un marteau, par exemple, n’est ni bon ni mauvais : tout dépend de l’usage (bon ou mauvais) que l’on en fait (construire une maison ou crucifier un homme). En tant que pur moyen, qui facilite la réalisation de la volonté humaine, il peut sembler bon « en soi ». Mais, en vérité, cette possibilité d’utiliser la technique à des fins radicalement différentes (produire des médicaments ou produire des armes) la rend foncièrement ambivalente. De plus, on pourrait critiquer cette idée selon laquelle la technique n’est qu’un pur moyen. Tout moyen n’impose-t-il pas un certain type de fins et de comportement, un certain type de rapport au monde ? On ne peut pas faire n’importe quoi avec un marteau : on peut surtout taper, et plutôt d’une certaine manière. De même, on peut penser que le rapport au monde que suppose et implique la technique moderne est un rapport d’étrangèreté et de domination qui est foncièrement mauvais. Le travail présente une ambiguïté similaire. La valeur de l’objet technique se transmet au travail, car le travail est le moyen de produire l’objet technique. Mais nous voyons immédiatement que le travail, s’il apporte des produits de valeur, est en lui-même quelque chose de pénible. Nous retrouvons ici une ambivalence analogue à celle que nous avions remarquée dans le cas du désir : le travail est à la fois quelque chose de pénible dont on aimerait se passer et qui est la marque de notre finitude (de nos besoins et de la difficulté à les satisfaire), et le moyen de dépasser cet état de besoin et peut-être même de s’affranchir du travail lui-même. Par conséquent, nous aimons bien le travail, nous le jugeons positivement d’après ses effets, nous considérons que le travail est une bonne chose pour la société. Mais, à titre personnel, nous préférerions ne pas travailler. La technique, c’est le feu : le mythe de Protagoras Le mythe de Protagoras, que l’on trouve dans l’ouvrage éponyme de Platon, révèle une conception analogue de la technique. En effet, la technique y est expliquée par l’insuffisance de l’homme à survivre par des moyens naturels : contrairement aux autres animaux il est nu, il n’a ni griffes, ni crocs, ni écailles, ni fourrure, ni plumage. Voici ce que Platon nous raconte à travers le personnage de Protagoras : Protagoras : Quand le moment d’amener à la lumière [les espèces mortelles] approcha, [les dieux] chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. « Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner. » Sa demande accordée, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang ; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques-uns même il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes, pour assurer le salut de la race. Cependant Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couverture, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus, et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée. Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait, d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Avec ces ressources, les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves, toujours plus fortes qu’eux ; les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait partie. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient. Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager, comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes, ou les partager entre tous ? – Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient, comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi, que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société. Platon, Protagoras, 320d-322d Il est remarquable de constater que ce mythe explique simultanément l’émergence de la technique, de la justice et de la pudeur – tout comme dans le mythe biblique. I. Esclavage ou libération ? Cette ambivalence fondamentale du travail et de la technique pose une question fondamentale : faut-il voir dans cette dimension de la culture humaine un facteur de progrès, de développement, de libération et d’épanouissement de l’homme, en un mot un fait positif, ou faut-il y voir au contraire un danger, le risque d’une aliénation ou d’une régression ? A. Le travail est une contrainte pénible Cette ambivalence du travail et de la technique se retrouve dans les divers mythes qui essaient d’en expliquer l’origine. Ces mythes, comme toujours, ne nous renseignent évidemment pas sur la véritable origine des phénomènes dont ils prétendent rendre compte, mais ils nous renseignent bien, en revanche, sur la manière dont l’homme perçoit ces phénomènes. Les explications inventées par l’homme montrent comment il perçoit la chose à expliquer. Les aspects négatifs et aliénants du travail sont assez évidents : ils transparaissent déjà à travers l’éloge du travail ! Le premier et le plus fondamental aspect négatif du travail, c’est tout simplement sa pénibilité, et le fait qu’il s’agisse d’une activité contrainte. Cette simple remarque suffit à montrer que le travail, contrairement à l’activité libre ou au jeu, constitue une contrainte à la vie humaine dont il conviendrait de se libérer. L’origine du concept de travail Etymologie et sens Le terme travail vient du latin tripalium, qui désigne un instrument de torture. On peut distinguer, outre le sens physique (produit d’une force par le déplacement de son point d’application), trois sens principaux du mot travail : (1) Activité demandant un effort physique ou intellectuel prolongé. (2) Activité rétribuée ou effectuée en vue d’un gain. (3) Activité produisant un objet de consommation ou d’usage. Notons tout de suite l’ambiguïté : le travail n’est pas nécessairement pénible, quel que soit le sens retenu. Ainsi le travail peut être vécu comme une vocation, voire comme une passion. La question décisive reste la suivante : ferait-on cela si l’on pouvait s’en passer ? Si non, c’est que malgré le plaisir que nous y prenons cela reste néanmoins de l’ordre du travail contraint. L’origine du travail selon la Bible Selon la Bible, l’homme originel (Adam et Eve) ne travaillait pas. Ce n’est que suite au péché originel – qui consista à croquer dans le fruit défendu, le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal – que l’homme fut chassé du paradis et condamné, en punition, à tirer sa subsistance à la sueur de son front, c’est-à-dire à travailler. Ce mythe s’accorde avec l’étymologie du mot travail pour reconnaître que le travail est avant tout une peine, un labeur, un moyen pénible d’obtenir sa subsistance. L’origine du travail selon Rousseau Rousseau aussi a tenté de donner une explication de l’origine du travail contraint. En montrant que le travail et l’inégalité sont apparus simultanément, tous deux suite à un développement technique ayant permis l’apparition de la propriété privée, Rousseau montre le lien étroit entre ces deux concepts : le travail au sens propre du terme ne commence que là où les rapports de dépendance entre les hommes sont tels que l’inégalité puisse s’introduire. Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leur habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser à la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. La métallurgie et l’agriculture sont les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité (1755), 2nde partie Le progrès technique (invention de la métallurgie et de l’agriculture) est à la source de la division du travail, de la propriété, du travail proprement dit (travail contraint) et de l’inégalité. Le mépris grec du travail A partir d’un raisonnement purement logique, Aristote montre l’infériorité du travail par rapport aux autres activités. Il distingue deux grandes catégories d’activités : celles qui sont faites pour elles-mêmes (praxis, pratique) et celles qui sont faites en vue d’autre chose (poiesis, production). La praxis est intrinsèquement supérieure à la poiesis car elle n’est soumise à rien d’autre, elle est sa propre fin, elle ne dépend de rien. La poiesis n’est qu’un moyen, c’est-à-dire quelque chose qui n’a de valeur que parce que sa fin a une valeur. Le jour où l’on découvre un autre moyen de parvenir au même résultat, la poiesis perd toute valeur. Par exemple, le travail du scribe perd toute valeur à partir du moment où l’imprimerie existe. A partir de cette opposition, Aristote valorise donc la scholè, la vie de loisir, qui est le but de toute existence. Mais il est difficile d’atteindre ce but sans tomber dans l’hubris (la démesure). Pour cela il faut de grandes vertus telles que la tempérance, le courage et la justice. De manière plus générale, les Grecs tenaient le travail dans un souverain mépris – à l’exception peut-être du travail agricole pour Hésiode et quelques autres. Le travail était réservé aux esclaves et aux citoyens de basse extraction soumis aux nécessités de la vie. L’homme véritablement libre était celui qui, affranchi de ces contingences matérielles, pouvait se consacrer à la politique ou à la philosophie. Platon, par exemple, conçoit une véritable opposition entre le travail de l’artisan et la vie de la pensée, dans le cadre de sa philosophie dualiste qui oppose radicalement le corps à l’esprit. Tout ce qui relève du corps vient souiller l’âme. Le but du philosophe est, dans la mesure du possible, de séparer son âme de son corps. En un mot, travailler abîme le corps et l’esprit et empêche de penser. En somme, les Grecs ont déjà une théorie de l’aliénation par le travail. Cette théorie sera développée par Marx. Le travail est nécessaire pour cadrer l’homme : un argument ambigu Il reste un dernier argument avancé en faveur du travail, mais qui est nettement plus ambigu que les autres. En effet, c’est l’argument qui consiste à dire que, outre l’utilité pratique du travail (liée au fait qu’il nous fournit notre subsistance), le travail est utile car il permet à l’homme de ne pas sombrer dans la démesure (hubris, en grec). On trouve cet argument pour la première fois chez Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), mais à vrai dire il parcourt l’ensemble de la pensée occidentale de Kant à Bataille en passant par Freud. C’est l’idée que l’homme ne supporte pas la liberté, et que le travail lui permet de se structurer, de régler sa vie. Cette idée est bien triste, car elle considère que l’homme, dans la majorité des cas, n’est qu’un esclave incapable de liberté. Mais elle pourrait bien être vraie. Ceux qui affirment, aujourd’hui, que le travail est « nécessaire » du seul point de vue de l’individu (épanouissement, reconnaissance sociale, etc.) expriment, sans peut-être sans rendre compte, cette idée pessimiste selon laquelle l’homme n’est qu’un esclave. Nietzsche avait remarqué cette dimension du travail, qu’il diagnostique avec ironie : Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir –, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum ! Nietzsche, Aurore, § 173 Voici comment un autre artiste exprime, d’une tout autre manière, le même triste constat : Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser.  Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu L’idée que l’homme a besoin de travailler procède d’un pessimisme anthropologique qui s’accorde à merveille avec le christianisme (idée de péché originel). La question est de savoir : l’homme est-il capable de vivre librement ? Ou n’est-il qu’un esclave au plus profond de lui-même, incapable de liberté ? B. Le travail comme moyen de libération Malgré la peine que nous cause le travail, nous considérons spontanément que le travail et la technique sont une bonne chose : c’est ce qui a permis à l’homme d’affirmer sa supériorité sur les autres animaux, de survivre de mieux en mieux, de plus en plus longtemps et dans un confort toujours plus grand. Nous dépendons tant de la technique que nous ne pouvons que reconnaître sa grande valeur pour l’humanité. 1. La maîtrise de la nature (Descartes) Le travail et la technique sont d’abord favorables à l’homme en ce qu’ils lui permettent de satisfaire leurs besoins par une domination et une maîtrise de la nature. En ce sens, ils sont le moyen privilégié d’atteindre le bonheur. Freud reconnaissait que cette dimension de la culture – protéger l’homme contre la nature – est essentielle, et Descartes voyait dans la technique le moyen privilégié de nous développer et d’atteindre le bonheur : Mais sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusqu’où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher gravement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier lieu et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. Descartes, Discours de la méthode, VI Le travail comme processus d’humanisation (Hegel) La valorisation philosophique du travail humain atteint son apogée chez Hegel. Au XVIIIe siècle, le travail était déjà devenu une catégorie centrale comme moyen de créer la richesse en général. On trouve cette idée dans les travaux des premiers économistes, au premier rang desquels Adam Smith, qui étudie notamment la division sociale du travail et le progrès technique et économique qu’elle permet. Pour Hegel, le travail est une catégorie métaphysique générale qui ne concerne pas seulement les hommes mais qui traverse l’ensemble de l’être, tout comme la dialectique. Le travail est lié aux antagonismes : il est le moyen de les surmonter. C’est ce qu’illustre la dialectique du maître et de l’esclave : (1) Le conflit originaire Lutte entre deux individus pour le pouvoir ; au terme du conflit, l’un des deux abandonne et se soumet : il sera l’esclave, le serviteur. Il se soumet, c’est-à-dire qu’il préfère la vie à la liberté. Il nie donc sa propre liberté. Il se dissout dans la conscience du maître, il devient l’instrument de la liberté du maître. (2) La relation de servitude (a) Le maître jouit, comme l’animal. Il n’est plus en rapport à la nature, donc sa conscience ne se développe plus. Il a besoin de l’esclave, donc il le reconnaît comme un moyen, le moyen de sa survie. (b) L’esclave prend conscience de lui-même dans la peur de la mort et travaille, donc développe sa conscience en humanisant la nature (« la transformation du monde est transformation de soi »). Il rend objective son talent en l’incarnant dans un objet. Il prend conscience de soi, et du fait qu’il est le maître de la nature. Il découvre également qu’il est maître de soi, contrairement au maître (qui reste dominé par ses désirs et ses passions). Il se libère donc. Il est reconnu (comme moyen) par le maître. La situation est donc asymétrique : le maître reconnaît l’esclave (comme moyen) mais l’esclave ne reconnaît pas le maître. (3) L’émancipation de l’esclave L’esclave prend conscience que c’est par accident qu’il est esclave, que le maître n’a rien de supérieur à lui, qu’au contraire il dépend de lui. Il va donc se révolter et exiger que le maître le reconnaisse comme son égal. Ce schéma, pour Hegel, vaut non seulement au cours de l’histoire individuelle mais aussi au cours de l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que les classes laborieuses finissent par se révolter contre leurs maîtres et par prendre le pouvoir, comme semble l’illustrer la révolution française de 1789, au cours de laquelle les bourgeois renversent l’aristocratie et prennent le pouvoir. On peut comprendre cette allégorie aussi au niveau de l’individu. Elle illustre alors l’idée que le travail nous libère par l’apprentissage qu’il permet. Dans le monde concret de l’entreprise et du travail, c’est par l’expérience que l’on apprend son travail, que l’on acquiert une maîtrise des choses qui nous permet progressivement de nous élever dans la hiérarchie de l’entreprise. La maîtrise des choses est le fondement de la domination économique et sociale. L’essentiel, pour Hegel, n’est pas que le travail nous permet d’acquérir une position sociale dominante, mais plus généralement et plus profondément qu’il est le moyen privilégié pour obtenir ce que nous recherchons tous fondamentalement : la reconnaissance d’autrui. C’est par le conflit et le travail que nous obligeons autrui à nous reconnaître comme une valeur. En transformant les choses par son travail, l’homme se transforme lui-même et se libère de la nature : le travail est ce qui nous humanise. Mais, pourrait-on objecter, l’animal aussi travaille : l’oiseau construit son nid, l’abeille des rayons de miel, etc. Mais contrairement au travail animal, le travail humain est la réalisation d’un projet préalable. L’homme construit dans sa tête avant de construire dans la réalité. Marx souligne cette distinction entre le travail humain et le travail animal : Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Marx, Le Capital, 1867 Cette médiation par un projet conscient montre que le travail n’est pas un simple moyen visant à atteindre la satisfaction. A cette médiation s’en ajoute une seconde : le travail humain ne vise la satisfaction propre que par le biais de la satisfaction d’un autre, employeur ou acheteur. C’est pourquoi le travail peut être aussi bien le moyen de la réalisation de soi (dans l’activité, dans l’œuvre, dans le lien social) que de la perte de soi. Le travail comme devoir moral (Kant) A partir de ce constat, comment ne pas voir dans le travail et la technique les moyens privilégiés du développement humain ? C’est sans doute cette idée qui sous-tend l’optimisme moderne concernant le travail et la technique. On trouve un tel optimisme sous de nombreuses formes : Dans le domaine de la religion, le protestantisme (qui apparaît au XVIe siècle) produit une véritable révolution en mettant le travail au centre de l’éthique religieuse et en faisant du succès matériel et de l’accumulation du capital une valeur théologique. La richesse matérielle est le signe de l’élection divine. La consommation du profit est par ailleurs interdite car les hommes doivent faire fructifier l’œuvre de Dieu, la sanctifier par le travail, donc accumuler et investir sans cesse le capital. Cette valorisation du travail se retrouve chez Kant, dans une perspective religieuse et théologique formellement laïcisée. D’une part, on retrouve l’idée que la « Nature » a voulu que l’homme travaille pour se rendre digne du bonheur : La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. L’homme ne devait donc pas être dirigé par l’instinct ; ce n’est pas une connaissance innée qui devait assurer son instruction, il devait bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d’aliments, l’invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son œuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d’une existence commençante, que c’est comme si elle voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même ; c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être. (…) Kant, Histoire d’une idée universelle au point de vue cosmopolitique, 3e proposition D’autre part, dans une perspective purement morale, le travail devient un devoir, car lui seul peut justifier que nous soyons heureux, lui seul peut nous rendre dignes du bonheur. On pourrait voir un ancêtre de cette idée du devoir de travailler dans l’idée de John Locke selon laquelle le travail est le fondement de la propriété privée. 4. La libération par la technique : la fin du travail ? (Marx) Marx reprend l’idée de Hegel d’une libération par le travail et la technique, mais en un sens bien différent. La philosophie de Marx commence en effet par une critique en règle de Hegel fondée sur l’analyse des conditions sociales réelles du travail, qui sont, à l’époque de Marx (c’est-à-dire en plein XIXe siècle), extrêmement difficiles. Ces circonstances amènent Marx à reprendre le concept d’aliénation de Hegel, mais pour lui faire dire bien autre chose, à savoir pour établir une critique en règle du travail de l’ouvrier moderne, qui est dépossédé de toute maîtrise et exploité économiquement par l’entrepreneur capitaliste. Mais malgré cette critique du travail dans sa forme concrète et présente, Marx continue de voir dans le travail et la technique le moyen ultime de la libération de l’homme. En effet, c’est le progrès technique qui permet de sortir de cette situation d’exploitation de l’homme par l’homme. Grâce au progrès technique, la productivité atteindra un niveau tel que le travail ne sera plus imposé comme une contrainte parce que l’opulence règnera dans la société. Par ailleurs, la mécanisation permet de remplacer les travailleurs par des machines, ce qui permet de réduire continuellement la quantité de travail nécessaire à la production des biens nécessaires à la société. La conjonction de ces deux évolutions mène mécaniquement à un état où les hommes ne sont plus soumis à la nécessité et travaillent par plaisir. Le besoin ayant disparu, la délinquance disparaît à son tour et l’Etat, n’ayant plus de justification, disparaît à son tour. La société est alors communiste et anarchiste. Le travail et la technique sont donc un moyen de libération parce qu’ils mènent à la disparition du travail, ou en tout cas à sa disparition sous sa forme pénible. Le travail pourra bien subsister dans le monde communiste final, mais loin d’être ressenti comme une contrainte il sera apprécié comme un loisir, comme une activité permettant de s’épanouir. Cette conception marxiste de la libération par le travail peut sembler utopique. A cette critique, on peut répondre deux choses. D’abord, il est bon de se souvenir qu’un économiste comme Keynes faisait sensiblement le même pronostic en 1930, sans aller certes aussi loin que Marx. Dans les Perspectives économiques pour nos petits-enfants, Keynes affirme que le problème économique, c’est-à-dire la lutte pour la subsistance, est en passe d’être résolu, et que nous devons, dès maintenant, apprendre à profiter de la vie afin que nous soyons prêts à cette époque imminente où le progrès technique nous aura presque entièrement libérés du travail. Car nous avons été tant habitués au travail qu’il nous sera en fait difficile de profiter de la vie enfin rendue à sa liberté. En attendant cet état idéal, nous pouvons déjà nous y préparer en encourageant les arts de la vie au même titre que les activités à but utilitaire. « Nous honorerons ceux qui sauront nous apprendre à cueillir le moment présent de manière vertueuse et bonne, les gens exquis qui savent jouir des choses dans l’immédiat ». Deuxième remarque : même si l’utopie marxiste ne se réalise jamais complètement, il n’en reste pas moins vrai que tout progrès technique libère un peu plus l’homme du travail. C. L’aliénation par la technique Mais il y a une aliénation propre à la technique. La technique affaiblit l’homme (taoïstes, Platon, Montaigne, Rousseau) A l’aliénation du travail vient s’ajouter l’aliénation liée à la technique. Un premier argument contre la technique est qu’elle affaiblit l’homme. Platon, déjà, critiquait l’écriture : la possibilité d’écrire affaiblira la mémoire des hommes, car ils ne seront plus obligés de se souvenir des choses eux-mêmes. On trouve cet argument chez Montaigne, qui consacre tout un chapitre de ses Essais à la critique des vêtements, montrant qu’ils diminuent notre résistance naturelle au froid, et invoquant entre autres l’exemple de César, qui allait le plus souvent tête nue, quel que soit le temps. Rousseau reprend cet argument en le généralisant à l’ensemble des « commodités » produites par la technique : Dans ce nouvel état, avec une vie simple et solitaire, des besoins très bornés, et les instruments qu’ils avaient inventés pour y pourvoir, les hommes jouissant d’un grand loisir l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu’ils préparèrent à leurs descendants ; car outre qu’ils continuèrent ainsi à s’amollir le corps et l’esprit, ces commodités ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, 2nde partie Dans un style assez différent, le taoïsme donnait une critique du travail qui fait écho aux critiques de Montaigne et de Rousseau, en ce qu’il revendique aussi la nature comme modèle d’un ordre simple et idéal que nous perdons par la technique. Ce qu’on possède nous possède Outre l’argument de la dégénérescence, Rousseau introduit ici l’idée d’une forme de dépendance à l’égard des nouvelles commodités. Notre époque, avec son flot constant de nouvelles marchandises, confirme très nettement cette analyse. Nous constatons chaque jour à quel point nous sommes devenus dépendants de nouveaux objets techniques qui n’existaient pas il y a seulement quelques années, et dès qu’ils nous font défaut nous sommes désemparés et malheureux. Ce n’est qu’une généralisation du phénomène plus général selon lequel ce que l’on possède nous possède aussi, dans l’exacte mesure où nous y tenons. Un bien précieux nous aliène, car nous avons peur de le perdre ou de l’abîmer, nous y consacrons notre temps et nos efforts, et le jour où nous le perdons, nous voilà plus malheureux que si nous ne l’avions jamais possédé. Chez le sage les richesses sont à son service, chez l'insensé elles commandent. […] Chez moi si les richesses s'écoulent, elles n'emporteront rien qu'elles-mêmes ; toi tu seras dans la stupeur, et tu te paraîtras abandonné de toi-même si les richesses se retirent de ta personne ; chez moi elles n'occupent qu'une place, chez toi elles ont toute la place ; pour conclure, les richesses m'appartiennent et toi tu leur appartiens. Sénèque, Traité de la vie heureuse Il y a donc une aliénation propre à l’objet, qui se manifeste encore d’une autre manière : selon Jean Baudrillard (1929-2007), à force de vivre parmi les objets, à leur rythme, nous devenons lentement fonctionnels nous aussi. L’aliénation par la nouvelle organisation du travail (Marx) La dévalorisation grecque du travail a pris fin avec la modernité, qui accorde une très grande valeur au travail, y voyant la source de toute richesse. Mais la critique du travail n’a pas disparu pour autant : elle est réapparue au xixe siècle avec Marx. Toutefois la critique marxiste du travail n’a rien à voir avec sa dévalorisation par les Grecs. Pour Marx, le travail est une bonne chose en soi, qui participe de l’épanouissement de l’homme et qui assure le développement technique et économique de la société. C’est simplement sa forme transitoire, celle de la société bourgeoise, qui est condamnable : le travail du prolétaire est un travail aliéné. Cette aliénation comporte plusieurs dimensions complémentaires. D’une part, l’ouvrier n’est plus maître de son travail comme l’était l’artisan. Il s’insère dans une organisation qu’il ne contrôle pas, il ne contrôle pas son action et ne la maîtrise pas. Il ne fait que participer à une grande tâche collective dont l’organisation est assurée par d’autres. Cette dépossession est particulièrement manifeste dans le cas du travail à la chaîne, où une machine impose son rythme à l’ouvrier. C’est là une différence cruciale entre l’outil et la machine. « La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait. » Cette aliénation du travail a été magistralement illustrée – et dénoncée – par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes. A cette aliénation du travail lui-même s’ajoute l’aliénation économique : l’ouvrier est exploité par l’entrepreneur capitaliste, qui retire une plus-value de son travail. L’entrepreneur lui-même est aliéné, dans la mesure où il est soumis aux contraintes économiques et au monde de la production : son unique quête est la recherche du profit. L’aliénation générale de la société industrielle peut se comprendre comme un grand renversement : ce qui était un simple moyen – le monde du travail et de la production – est devenu une fin en soi qui se soumet toutes les sphères de l’existence. Au lieu de travailler pour vivre, voilà que l’on vit pour travailler. 5. Quand l’homme est enfin libre, il est devenu un esclave (Arendt) On pourrait tempérer toutes ces critiques en disant que, malgré tout, cet immense développement technique finit bien par conduire à une libération, et à une libération par rapport au travail lui-même, grâce à la diminution du temps de travail qu’entraînent mécaniquement les gains de productivité liés à la mécanisation. Mais cet optimisme peut être tempéré par deux arguments. D’abord, avant de réduire le temps de travail, la société industrielle commence par créer de nouveaux besoins qui tendent à l’augmenter. En tout cas, contrairement à un préjugé courant, les individus des sociétés primitives travaillent très peu, de l’ordre de quatre heures par jour, voire trois dans certains cas. C’est dire qu’il reste des progrès à faire pour que la société industrielle parvienne à un tel niveau de développement ! De plus, toutes ces critiques que nous venons d’établir ont pour effet d’aliéner l’homme et d’en faire un esclave, si bien que quand l’homme, après quelques siècles d’exploitation, est enfin libéré du travail, il est devenu un esclave incapable de jouir de sa liberté, comme le craignaient Aristote et Keynes, et au lieu de s’épanouir dans une existence d’homme libre il s’empresse de s’aliéner à de nouvelles idoles et entre avec délices dans une société de consommation et de loisir (un loisir bien différent de la scholè d’Aristote !) qui s’efforce de le divertir pour lui ôter la peine de vivre. C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir. Cela n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. (…) Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958) 6. Technique et politique Enfin, les conséquences néfastes de la technique se font sentir jusque dans la sphère politique. A la démocratie succède rapidement une bureaucratie et une technocratie composée d’experts qui ont pour mission de gérer la population par les techniques modernes : système médiatique et idéologique, appareil de collecte d’information et de contrôle (les sondages, les analyses des journalistes et des sociologues sont autant d’électrodes plongées dans la population qu’il s’agit de diagnostiquer), caméras de surveillance, institutions médicales et autres panoptiques. En mode technocratique, la « démocratie » se réduit au vote plébiscitaire décidant du personnel administratif mis à la tête de l’Etat (Habermas). Plus fondamentalement, dans un monde traversé par la technique c’est le but même de la politique qui finit par être soumis aux exigences de la technique. Les objectifs politiques sont désormais analogues à ceux de l’entreprise : ce qui est visé, c’est la sécurité et l’efficacité de la population-entreprise. La technique devient prescriptrice. La morale est jugée par la technique : Il va de soi qu’opposer des jugements de bien ou de mal à une opération jugée techniquement nécessaire est simplement absurde. Le technicien ne tient tout bonnement aucun compte de ce qui lui paraît relever de la plus haute fantaisie, et d’ailleurs nous savons à quel point la morale est relative. La découverte de la « morale de situation » est bien commode pour s’arranger de tout : comment au nom d’un bien variable, fugace, toujours à définir, viendrait-on interdire quelque chose au technicien, arrêter un progrès technique ? Ceci au moins est stable, assuré, évident. La technique se jugeant elle-même se trouve dorénavant libérée de ce qui a fait l’entrave principale à l’action de l’homme : les croyances (sacrées, spirituelles, religieuses) et la morale. La technique assure ainsi de façon théorique et systématique la liberté qu’elle avait acquise en fait. Elle n’a plus à craindre quelque limitation que ce soit puisqu’elle se situe en dehors du bien et du mal. On a prétendu longtemps qu’elle faisait partie des objets neutres, et par conséquent non soumis à la morale : c’est la situation que nous venons de décrire et le théoricien qui la situait ainsi ne faisait qu’entériner l’indépendance de fait de la technique et du technicien. Mais ce stade est déjà dépassé : la puissance et l’autonomie de la technique sont si bien assurées que maintenant, elle se transforme à son tour en juge de la morale : une proposition morale ne sera considérée comme valable pour ce temps que si elle peut entrer dans le système technique, si elle s’accorde avec lui. Jacques Ellul, Le Système technicien, 1977 III. Technique, histoire et vérité A. Histoire et progrès technique La technique constitue en quelque sorte le noyau de l’histoire, car il y a un progrès technique incontestable qui a des effets dans toutes les sphères de l’existence. Depuis l’origine de l’humanité, il y a une accumulation et un développement des moyens techniques. On peut contester l’idée de progrès historique dans tous les domaines (moral, politique, social, etc.), mais pas dans le domaine de la technique et de la science. Une hypothèse générale pour comprendre l’histoire serait de considérer que l’homme n’évolue pas et reste fondamentalement le même, mais que la technique se développe sans cesse, produisant des formes sociales, politiques, économiques sans cesse renouvelées. En effet, le progrès technique explique pour une bonne part l’évolution de la culture et de la société, et ce dans les domaines les plus divers comme l’art et la politique. Un seul exemple devrait suffire pour illustrer cela : l’évolution de la guerre, intimement liée à celle de la technique. Certes, la technique n’est pas le seul lieu du progrès. Le progrès technique est même dérivé. La véritable source et origine de tout progrès est la mémoire – humaine et matérielle. La mémoire de l’homme s’appuie sur la mémoire de l’être, des objets, de la matière. C’est ainsi que fonctionne un agenda, et plus généralement les textes, les monuments, les œuvres d’art, les disques, etc. Cette mémoire humaine est la source de tout progrès historique. Elle donne lieu à un progrès dans le domaine du Vrai (philosophie, science) et du Bon (technique, artisanat, gastronomie, etc.), mais aussi dans le domaine du Beau (art et artisanat) et dans le domaine du Bien (religion, morale, droit, politique). La science et la technique sont les lieux les plus évidents du progrès, mais il se pourrait bien que la culture au sens large connaisse un progrès du même ordre. Car à partir du moment où il y a mémoire, il n’y a pas de répétition pure possible. Cette importance de la technique pour la vie humaine et l’ampleur de son développement historique font dire à Bergson qu’il faudrait parler d’homo faber plutôt que d’homo sapiens : Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication. Henri Bergson, L’Evolution créatrice, 1907 B. Technique et vérité 1. Science et technique La technique entretient un rapport intime à la vérité. Ce rapport apparaît d’abord, à première vue, dans le lien entre la technique et la science. Nous voyons bien que la technique dépend de la science : pour construire des ordinateurs, il a fallu connaître les lois de la matière inerte (électricité notamment), pour construire des centrales nucléaires, il a d’abord fallu que les physiciens comprennent le fonctionnement de l’atome. On songe moins à la relation inverse, pourtant aussi importante : la technique peut être à l’origine de développement scientifiques. C’est évident pour les appareils de mesure : le télescope, le microscope, les appareils électroniques de mesure, etc. Mais cela se vérifie également dès l’origine de la science. En fait, à l’origine, il semble que la science soit née de la technique plutôt que l’inverse. L’art et la pirogue furent construits sans base scientifique. Il y a des sociétés sans science, mais il n’y a pas de société sans technique. Seules les techniques modernes, en fait, sont des applications de la science. L’intelligence est donc technicienne avant d’être théorique. Plus fondamentalement encore, on peut dire que l’intelligence naît de la technique. De la même manière que l’homme a maîtrisé la technique avant la science, c’est par l’action que l’enfant développe son intelligence, en jouant, en manipulant des objets, par la stimulation des formes et des couleurs. L’intelligence humaine vient de la main qui, avec son pouce opposable aux autres doigts, constitue le premier outil, extrêmement polyvalent. 2. Technique et dévoilement Plus profondément, on peut voir un lien plus essentiel encore entre la technique et la vérité, et voir dans la technique un mode privilégié du dévoilement de l’être et de la vérité, pour reprendre l’expression de Heidegger. Cette idée peut se comprendre en plusieurs sens. D’abord, la technique nous dévoile la vérité de l’être « objectif » en nous dévoilant la vérité de la matière : les manipulations techniques des physiciens, leurs expériences, nous révèlent le fonctionnement de la nature et les possibilités ontologiques qu’elle recèle. Par exemple, l’analyse du monde atomique et moléculaire permet de développer énergie nucléaire et nanotechnologies. L’analyse chimique permet de découvrir et fabriquer des éléments jusqu’alors inconnus, et même de créer de nouveaux matériaux par synthèse chimique (ex : kevlar) ou par alliage (ex : l’acier, constitué de fer et de carbone). En un deuxième sens, la technique nous dévoile l’être au sens de Heidegger, c’est-à-dire notre rapport au monde, la manière dont les choses nous apparaissent. La technique moderne, par conséquent, dévoile l’être comme un fonds, c’est-à-dire un matériau brut, un réservoir, un stock d’énergie à exploiter pour nos besoins. C’est le paradigme de Descartes : « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », dont les racines remontent à la Bible : « Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. » On retrouve encore le même concept dans la « volonté de puissance » de Nietzsche. Ce rapport dominateur à l’être est le véritable fondement qui explique, selon Heidegger, aussi bien la science – l’idée de soumettre la nature aux mathématiques pour la rendre contrôlable – que la technique. Il faut donc, une fois de plus, comprendre la science à partir de la technique et non l’inverse. Ce n’est pas parce que notre intelligence a découvert les lois mathématiques de la nature que nous avons pu l’exploiter : c’est parce que nous voulions l’exploiter que nous avons cherché des lois mathématiques dans la nature. La technique moderne, en particulier, consiste en un arraisonnement (Gestell) de la nature, c’est-à-dire une soumission forcée. Contrairement au pont qui enjambe la rivière, établissant une sorte d’harmonie entre l’homme et la nature, la centrale hydraulique somme le fleuve de fournir son énergie. Le barrage hydraulique est le symbole de la technique moderne et de l’arraisonnement de l’être qui en est l’essence. 3. Technique et politique Enfin, ce dévoilement peut être compris en un troisième sens, encore plus subjectif : un sens existentiel et politique. La technique permet à l’homme de réaliser sa volonté. Au niveau politique, la technique permet de plus en plus de réaliser la volonté politique, quelle qu’elle soit. Elle met donc l’homme face à lui-même, face à sa volonté. Elle l’oblige à se demander ce qu’il veut vraiment. Elle le rend également infiniment responsable, d’où un certain danger : l’homme acquiert par la technique des moyens d’action qui sont peut-être démesurés, étant donné son peu de sagesse. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Annexes Résumé Introduction - travail : pénible / utile - technique : utile / aliénante I. L’ambiguïté originelle A. L’origine du travail selon la Bible - travail = punition en expiation du péché originel B. L’origine de la technique selon le mythe de Protagoras - technique = moyen de survivre car l’homme ne peut survivre naturellement C. L’origine du travail selon Rousseau - travail (et inégalité) = conséquence de la technique qui mène à l’interdépendance II. Libération ou aliénation ? A. La libération 1. La maîtrise de la nature (Descartes) - « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » : médecine, physique, chimie, etc. 2. Le travail comme devoir moral (Kant) - il faut travailler pour mériter le bonheur : travailler est un devoir (Kant) - le travail fonde le droit de propriété (Locke) 3. Le travail comme processus d’humanisation (Hegel) - dialectique du maître et de l’esclave - le travail nous rend maîtres des choses, donc des hommes : on atteint la reconnaissance d’autrui par le travail : le travail humanise - le travail humain, contrairement au travail animal, est marqué par une double médiation : - la médiation par un projet conscient - la satisfaction propre est atteinte par le biais de la satisfaction d’autrui (employeur, acheteur) 4. La libération par la technique : la fin du travail ? (Marx) - le travail divisé et industrialisé est aliénant ; mais le travail libère ultimement (Marx) - le travail et la technique finiront par nous libérer d’eux-mêmes par le progrès qui les supprime ou en tout cas les rend acceptables (moins de travail, plus de richesses, fin de la division du travail) - cela semble utopique, mais pas tant que ça : Keynes fait sensiblement la même prédiction 5. Le travail est nécessaire pour cadrer l’homme : ambigu - le travail nous structure - critique de Nietzsche, qui remarque que le travail est la meilleure des polices B. L’aliénation 1. Le travail est une contrainte pénible - le travail est une contrainte pénible dont chacun aimerait se libérer - mépris grec du travail : le travail s’oppose à la pensée comme le corps à l’esprit (Platon) - la praxis est intrinsèquement supérieure à la poiesis (Aristote) - la meilleure vie consiste à penser mais il est difficile d’être digne du loisir (Aristote) 2. L’aliénation du travail - perte de contrôle sur le travail (Marx), soumission au rythme de la machine (Arendt). cf. Chaplin - aliénation économique générale : le moyen (l’économie) devient une fin en soi ; on vit pour travailler ; l’homme est dénaturé (Marx) 3. La technique affaiblit l’homme - les vêtements nous rendent plus sensibles au froid (Montaigne) - la technique nous fait dégénérer (Rousseau) - taoïsme : critique générale de la technique : il faut revenir à la simplicité de la nature 4. Ce qu’on possède nous possède - on est plus malheureux de perdre les nouveaux objets qu’heureux à les posséder (Rousseau) - ce qu’on possède nous possède - à force de vivre parmi les objets, nous devenons lentement fonctionnels nous aussi (Baudrillard) 5. Quand l’homme est enfin libre, il est devenu un esclave (Arendt) - la technique finit par libérer l’homme, mais après en avoir fait un esclave : l’homme moderne n’est pas à la hauteur du loisir (au sens d’Aristote) et de la liberté, au lieu d’en profiter pour s’épanouir il s’aliène à la société de consommation (Arendt) 6. Technique et politique - la technocratie se substitue à la démocratie - la technique juge la morale - ambiguïté : grâce à la technique la volonté de l’homme est réalisée : ce devrait être une bonne chose III. Technique, histoire et vérité A. Histoire et progrès technique - la technique est le noyau de l’histoire : progrès technique incontestable qui a de grandes conséquences sur les autres sphères : ex : guerre - source de tout progrès : la mémoire B. Technique et vérité 1. Science et technique - la science permet le progrès technique - la technique est aussi (et surtout) à l’origine de la science : - instruments d’expérimentation et de mesure (télescope, microscope, etc.) - enfant et origines de l’humanité : la technique précède la science ; rôle de la main 2. Technique et dévoilement - découverte de la matière - dévoilement de notre rapport au monde : rapport dominateur, arraisonnement (Bible, Descartes, Nietzsche, centrale hydraulique) - dévoilement de la volonté humaine (en politique notamment) Quelques idées supplémentaires Division du travail et progrès technique (Smith) Il faut distinguer plusieurs niveaux dans la division du travail : (1) La division naturelle du travail : celle qui vient des différences naturelles (force, taille, sexe). Le préhistorien Leroi-Gourhan a montré que la répartition des tâches est essentiellement sexuelle dans la société primitive : les hommes chassent et pêchent, et les femmes, moins mobiles du fait de la progéniture, cueillent et capturent de petits animaux. Mais la diversité des forces et des talents ne donne pas lieu à une spécialisation reconnue et instituée : en particulier tous participent à la création artistique. (2) La division sociale du travail. Avec l’apparition de l’agriculture et de la métallurgie, et la capacité de stocker la nourriture, il devient possible qu’une partie de la société produise pour tous. L’agriculture nourrit des techniciens qui, en retour, lui apportent des outils qui entraînent les progrès de l’agriculture (cf. texte de Rousseau). De plus, l’agriculture permet la sédentarisation, qui impose de défendre le territoire : à la classe des techniciens s’ajoute celle des guerriers. Enfin, l’autonomisation du symbolique et du religieux mène à une tripartition de la société comme au Moyen Âge : ceux combattent, ceux qui prient et ceux qui produisent : aristocratie, clergé, tiers-état. C’est de cette division du travail que parle Platon. (3) La division technique du travail. Le progrès technique permet d’accroître encore la division du travail, y compris au sein d’une même unité de production : le travail à la chaîne constitue l’aboutissement de cette tendance, chaque ouvrier se limitant à répéter sans cesse la même tâche. C’est de cette division du travail que parle Adam Smith. Travail et droit Le travail fonde le droit de propriété (Locke) Le droit de propriété se fonde dans le travail, selon Locke. C’est parce que mon corps m’appartient que mon travail m’appartient et que le produit de mon travail m’appartient : Si la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent à tous, du moins chaque homme détient-il un droit de propriété sur sa propre personne ; et sur elle aucun autre que lui n’a de droit. Par suite, son travail personnel et l’œuvre de ses mains lui appartiennent en propre. Or chaque fois qu’il retire une chose quelconque de l’état où l’a mise et laissée la nature, il mêle à cette chose son travail, il y joint donc un élément personnel : par là il s’en acquiert la propriété. De plus, lorsque des biens ont ainsi été retirés par lui de l’état commun où les avait mis la nature, le travail qui leur a été incorporé supprime désormais le droit commun, qu’avaient sur eux les autres hommes. Car ce travail est la propriété indiscutable du travailleur, et personne d’autre que lui n’a le droit d’en récolter les fruits : du moins tant que les autres disposent en quantités suffisantes de biens communs de même qualité. John Locke (1632-1704), Traité du gouvernement civil (1690) Le travail comme devoir moral (Kant) Cf. supra. Le droit au travail ? On distingue plusieurs générations de droits : (1) les droits civils et politiques (droits que l’individu peut opposer à l’Etat) (1787, 1789) : * libertés individuelles : droit à la vie et à la sécurité, à la sûreté (pas de détention arbitraire), interdiction de l’esclavage et de la torture ; libertés familiales et de vie privée ; droit de propriété * libertés politiques : droit de vote, de résistance à l’oppression, de réunion (2) droits sociaux (nécessitent l’intervention de l’Etat) (1946) : droit au travail, droit de grève, droit à la couverture sociale, droit à l’éducation, etc. (3) troisième génération (années 1980) : droits solidarité : droits de l’environnement ; bioéthique ; droit à la paix ; etc. Illustrations Exemples - Techniques : maîtrise du feu ; pierre taillée, pierre polie ; chasse, pêche ; agriculture, élevage ; tissu ; arc et flèche, pirogue ; poterie ; métallurgie ; médecine ; imprimerie ; lunettes, télescopes, microscopes, instruments de mesure ; machine à vapeur ; moteur à explosion ; maîtrise de l’électricité ; électronique et ordinateur ; médecine. - Les Temps modernes, film de Charlie Chaplin qui critique l’aliénation du travail à la chaîne. Citations - « Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. » (Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu) - « Regardez-vous ! Voilà ce que c’est que de travailler pour de l’argent. Et c’est pour de l’argent que vous avez travaillé jusqu’ici ! Regardez Tavershall ! C’est horrible !… C’est parce qu’il a été construit pendant que vous travailliez pour de l’argent. (…) Si on pouvait seulement leur dire que vivre et dépenser ne sont pas la même chose ! Mais cela ne sert à rien. Si seulement on les avait élevés à sentir, au lieu de gagner et de dépenser, ils se tireraient très bien d’affaire avec vingt-cinq shillings. (…) Voilà le seul moyen de résoudre le problème industriel : enseigner au peuple à vivre, et à vivre en beauté, sans avoir besoin de dépenser de l’argent. Mais c’est impossible. Il n’y a plus aujourd’hui que des intelligences bornées. Tandis que la masse du peuple ne devrait même pas essayer de penser, parce qu’elle en est incapable. Elle devrait être vivante et fringante et n’adorer que le Grand Pan. Lui seul sera toujours le dieu de la masse. L’élite peut s’adonner, s’il lui plaît, à des cultes plus élevés. Mais la masse reste à jamais païenne. » (D. H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley, chap. XIX) Sujets de dissertation Y a-t-il une division naturelle du travail ? Le marché du travail est-il un marché comme les autres ? Travail et société Le travail n’est-il qu’une contrainte ? Travailler, est-ce seulement subvenir à ses besoins ? Travail et besoin Pourquoi travaille-t-on ? Peut-on ne pas travailler ? Pourquoi travailler ? A-t-on le devoir de travailler ? Pourquoi faut-il travailler ? Travail et devoir Tout travail est-il libérateur ? Le travail est-il toujours source d’aliénation ? La liberté commence-t-elle quand le travail finit ? Le travail est-il une malédiction ? Aliénation ou libération ? La technique n’est-elle pour l’homme qu’un moyen ? Quelles fins poursuit l’activité technique ? Tous les problèmes peuvent-ils avoir une solution technique ? Peut-on parler d’un progrès technique ? La technique Dans quelle mesure le savoir-faire est-il un savoir ? La technique n’est-elle qu’une application de connaissances scientifiques ? Y a-t-il une science sans technique ? Technique et savoir Que révèle la technique ? Y a-t-il une vérité technique ? Technique et vérité La technique nous évite-t-elle de travailler ? Doit-on redouter les machines ? La technique est-elle le propre de l’homme ? Le travail est-il le propre de l’homme ? Que signifie l’expression « gagner sa vie » ? Autres

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