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Que reste-t-il du cinema

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Que reste-t-il du cinéma ? En 1971, Jean Eustache réalise Numéro zéro. C’est l’enregistrement brut d’une conversation entre sa grand-mère, Odette, et lui — ou plutôt, d’un long monologue de la grand-mère devant le petit-fils. Dix bobines de film, tournées à deux caméras et montées en alternance, afin de ne pas interrompre le flux de la parole. Les cent dix minutes du film sont l’empreinte exacte de cent dix minutes de temps passé, y compris les accidents, par exemple un téléphone qui sonne, ou les claps ponctuant les changements de bobine. Ce film, produit par le Service de la Recherche de la télévision française, est resté longtemps ignore, jusqu’à sa redécouverte en 2003, plus de vingt ans après la mort du cinéaste. Le titre renvoie à la « copie zéro » qui est le premier état du montage, mais le fait que le film soit si peu monté suggère aussi ce degré zéro du cinéma dont Bazin disait qu’il « embaume le temps ». Un temps concret, pas la pure expérience de la durée dans contenu vécu de l’Empire de Warhol (1963), pas le temps dramatisé des plans-séquences de Welles ou Wyler autour de 1950. Presque au même moment, Jean-Luc Godard commençait une longue série de travaux en vidéo, avec toutes les générations successives de matériel. Trente ans plus tard exactement, en 2001, il réalise Éloge de l’amour, une œuvre hybride, mêlant des scènes en noir et blanc et en 35mm, et d’autres avec des couleurs au contraire extrêmement saturées, tournées en vidéo et reportées sur film pour la projection. Éloge de l’amour est un éloge, peut-être paradoxal, du cinéma, car seule la projection en salle, sur un grand écran et à partir d’une copie sur pellicule, permet de constater l’abîme visuel entre le 35mm noir et blanc et la vidéo, avec ses couleurs archifausses. Dix ans encore ont passé depuis ce film, et désormais la vidéo règne, sous les espèces de ce qu’on appelle le numérique. Au congrès de la Fédération internationale des archives du film (FIAF), en 2006, une projection fut organisée, où l’on compara la technique pelliculaire à la technique numérique : dès cette date, il fut clair pour tous — non sans quelques frémissements d’horreur ou de mélancolie chez les plus âgés — que la projection numérique à haute résolution était de qualité égale à celle de la pellicule. Ce public, composé de professionnels de la préservation des films, fut parfois même, dit-on, incapable de distinguer l’une de l’autre. ? Je pourrais continuer, car depuis quarante ans que les premières machines vidéo à bandes ont fait leur apparition, le cinéma ne cesse de tracer ses frontières et de les défendre, parfois de manière étrangement passéiste, comme dans la cérémonie quasi funéraire de « The Last Nitrate Picture Show ». Mais aujourd’hui, celui qui veut avoir une certitude sur ce qu’on lui projette n’a guère qu’une solution : il lui faut guetter, sur l’écran, la trace d’une poussière ou d’une tache sur la pellicule, que la projection numérique a rendues impossibles. L’amoureux de la pellicule en vient à aimer jusqu’à ses défauts (en bon fétichiste). Quant à la production de films, elle reste provisoirement partagée entre des enregistrements sur pellicule, de plus en plus rares, et les gros bataillons de l’enregistrement numérique. Se demander « ce qui reste » du cinéma, c’est aussi se demander ce qui a disparu. Le cinéma, lui, n’a pas disparu. On continue d’« aller au cinéma », c’est-à-dire de voir des œuvres d’image mouvante, la plupart du temps narratives, dans des salles spécialisées, en payant son billet. L’industrie du cinéma existe toujours, elle produit autant de films qu’il y a cinquante ans, et même, avec la diffusion de copies des films sur DVD puis en VOD, elle a trouvé de nouveaux débouchés ; au passage, la culture cinématographique est devenue une partie banale de la culture tout court. Pourtant, les choses ont changé, dans deux domaines au moins. D’abord, le cinéma n’a plus l’exclusivité des images en mouvement. Déjà la télévision l’avait concurrencé sur ce terrain — mais avec elle un modus vivendi était facile à trouver. En s’appropriant la fiction, la TV au fond a consacré la victoire du modèle cinématographique, car les feuilletons et séries télévisées sont le dernier avatar du cinéma classique. Au reste, depuis dix ans, la télévision est devenue dans les pays riches un medium du passé, et le site le plus copieux de diffusion d’images en mouvement, c’est désormais le web — source continue, indéfinie, illimitée, et qui, elle, ne peut pas copier le cinéma. Sur l’autre bord, celui de la culture intello, il faut maintenant compter avec le musée d’art contemporain. Depuis que les artistes plasticiens ont inventé l’art vidéo à la fin des années 1960, l’image mouvante est devenue une possibilité parmi d’autres, de plus en plus utilisée, entre autres dans des installations. D’autre part, la diffusion, devenue hégémonie, de l’image numérique a engagé un gigantesque retour du cinéma — en sa définition sociale majoritaire — dans la « voie Méliès », celle du trucage, de la maîtrise, du dessin. Cela est évident des films pour « adulescents » réalisés en image de synthèse, mais c’est aussi le cas, désormais, de n’importe quel film : l’enregistrement numérique n’est pas un empreinte intouchable, mais un codage, sur lequel il est loisible d’intervenir autant qu’on veut et comme on veut. Pour les très jeunes gens, qui n’ont guère connu l’époque « argentique », c’est avant tout une libération : enfin, le cinéaste peut bénéficier du droit au repentir et à la retouche, jusque-là réservés au peintre. Mais le prix à payer est, symboliquement et esthétiquement, assez lourd : il s’agit de rien de moins que de renoncer à une ontologie, celle de l’empreinte, donc de la rencontre et de la révélation du réel. Que reste-t-il du cinéma ? La question est donc double. C’est d’abord une question de vécu : que reste-t-il de l’expérience de la vision esseulée d’une grande image mouvante dans le noir, s’imposant à nous sans que nous puissions agir sur elle ? Voir un film sur un petit écran mobile, est-ce voir du cinéma ? Dans l’exposition de films au musée d’art contemporain, ce qu’on voit est-il du cinéma ? Et puis, c’est une question d’ontologie : que reste-t-il de la relation d’immédiateté, fût-elle fantasmée, qui unissait le film au réel ? Peut-on croire que certaines formes prises par les images mouvantes pourront encore être dites « filmiques » ? Les « nouvelles images » et les nouvelles techniques d’image laissent-elles une place à ce qui a fait le prix, esthétique et idéel, du cinéma : le respect de la réalité ? ? L’évolution des techniques et des dispositifs est indiscutable. Cependant, sur ce terrain, on a trop raisonné à partir d’un a priori hégélien, qui veut qu’un dispositif ne puisse appartenir qu’à une époque, et doive obligatoirement être dépassé par une autre époque qui ne peut plus s’y reconnaître. C’est ce qui me retient d’adhérer à l’idée, éloquemment proposée depuis une dizaine d’années, que le cinéma aujourd’hui ne se trouve plus seulement dans les salles de cinéma, mais un peu partout, notamment au musée d’art contemporain. On connu cela avec la peinture : en juin 1989, au colloque « Cinéma et peinture » du Louvre, Christian Boltanski déclarait, en se frappant comiquement le crâne : « Si je dis que c’est de la peinture, ce sera de la peinture ! » Hélas, ce n’en est toujours pas : peindre, c’est peindre. Idem, à mes yeux, pour le cinéma : ce qu’on voit au musée, en général, non, ce n’en est pas. Une intéressante variante de cette nouvelle vulgate s’efforce d’identifier la situation présente avec celle d’il y a un peu plus d’un siècle, lorsque le cinéma a dû se dégager du cinématographe ou du kinétoscope et inventer à la fois son dispositif propre et son langage. Dans un article récent, Tom Gunning nous rappelle que, autour de 1900, les « films » étaient surtout destinés à la démonstration et à la promotion d’appareils, de techniques et de dispositifs. Cela devrait nous dire quelque chose : les productions d’images mouvantes, aujourd’hui, n’ont-elles pas souvent pour finalité de nous convaincre que c’est formidable d’avoir un petit écran en permanence dans sa valise, voire un très petit écran dans sa poche ? Comme en 1900, l’accent n’est-il pas mis constamment sur la technique et sur les dispositifs, au détriment des contenus (voir la présentation promotionnelle de l’iPad, fin 2009) ? Certains voient même dans cette prolifération des petites images nomades la revanche d’Edison sur Lumière : « Ironiquement, alors même que le système qui fut introduit par Edison en 1894 est menacé, son insistance sur le visionnement individuel est devenue plus valide. Avec la banalisation des machines pluri-format et tenant dans la main, les très petites images qui semblaient si inadéquates en 1895 deviennent acceptables au XXIe siècle. » Le parallèle est sans doute trop précis. On voit mal par exemple en quoi le « système introduit par Edison en 1894 » est menacé : ce n’est pas lui qui a inventé le spectacle cinématographique, au quel il a résisté de toute sa force, et ses « petites images » étaient tout sauf nomades. Mais surtout, ce parallèle minore par trop les différences, à commencer par celle-ci : lorsque sont apparues les premières technologies de l’image mouvante, entre 1890 et 1900, on n’avait encore jamais rien vu de comparable. Aucune des inventions techniques des vingt dernières années n’a cette portée, aucune ne nous apporte une nouveauté aussi essentielle. On a pu ontologiser l’image en mouvement, on ne peut rien faire de semblable avec l’image numérique. Le mouvement est une perception, élémentaire, fondamentale ; le pixel n’en est pas une, quoi que prétendent certains critiques obnubilés par le nouveau en tant que tel. A fortiori, le digit, sur lequel repose toute la technologie numérique, n’est pas perceptible, il est le pur instrument abstrait d’un calcul caché et destiné à le demeurer. (Ce pourquoi, je le note au passage, on n’aura jamais en numérique des effets de matière d’image égaux à ceux que permettait le grain de la pellicule argentique.) Si le dispositif cinéma a réussi (contre Edison et sa visionneuse), c’est qu’il était plus fort que les autres, et non, comme on a tendance à le dire dans une approche hyper-relativiste, pace qu’il a eu de la chance. Le mot de Raymond Bellour, « le cinéma est un dispositif qui a particulièrement bien réussi », copie avec justesse un mot célèbre à propos du christianisme : dans un cas comme dans l’autre, on peut être étonné du succès mondial obtenu historiquement, mais ce succès tient moins au hasard qu’à certaines qualités propres. En termes anthropologiques, l’image mouvante reste l’invention d’image majeure du XXe siècle (la peinture abstraite, ou le collage, c’est autre chose). Sensation neuve, domaine neuf. De ce point de vue, l’invention la plus significative de la fin du XXe, ce n’est ni l’image numérique — qui laisse intact le dispositif — ni l’écran mobile — qui casse le lien social autour de l’image projetée pour en établir un autre, c’est vrai, mais ne touche pas au mouvement de l’image mouvante. L’invention la plus importante, en tout cas du point de vue esthétique, c’est la touche « pause », parce qu’elle produit une image d’une nature nouvelle : une image arrêtée — c’est-à-dire autre chose qu’une image en mouvement, mais aussi autre chose qu’une image fixe ; une image hybride, dont ce n’est pas un hasard qu’elle ait tellement fasciné les théoriciens du cinéma, à une époque où la pellicule ne permettait pas de la produire commodément. C’est à partir de cette extraction contre nature que l’on peut se rendre compte que cette image immobile contient du mouvement. L’image arrêtée rompt le flux, donc aussi la fascination, l’absorption du spectateur. Elle représente exactement une transgression (ce qui va contre la règle, sans l’abolir). C’est un geste d’emblée théorique, et cependant pleinement sensoriel, auquel je ne vois pas d’équivalent dans les diverses manipulations que permettent la vidéo et le numérique. Par exemple, l’incrustation telle que Godard en joue dans Numéro deux est saisissante, sensationnelle si l’on veut ; le long récit de viol conjugal accompagné du gros plan de la petite fille est extraordinairement expressif, mais il dit — avec de tout autres moyens formels — la même chose qu’une surimpression, procédé qui touche au filmique sans toutefois le mettre en jeu comme l’arrêt-image. Dernière remarque : si le cinéma –dispositif, industrie et le reste — a eu tant de succès, c’est aussi à la diffusion de certains contenus qu’il le doit. Il y a eu, il y a encore, une industrie de la fiction, et, inséparablement quoique toujours minoritaire, une industrie de l’art visuel. Le cinéma n’a pas eu l’apanage de la fiction ; depuis l’arrivée de la télévision dans les années 1950-1960, il y a même eu un déplacement massif sur ce plan, et aujourd’hui la majorité des fictions en image est produite pour la télé. De même, l’art visuel n’est par réservé au cinéma ; il a sa place, toute désignée, au musée. Il n’est jusqu’à la cérémonie socialisante qui n’ait d’autre lieux, dont certains sont presque aussi industrialisés que le cinéma (la pop, le rock). Mais par rapport à toutes ces institutions — télévision, musée, musique populaire —, ce qui continue de bénéficier au cinéma, et fait qu’il perdure, c’est l’alliance originale d’une fiction, d’une émotion visuelle, et de conditions de réception propices à la captation psychique sur un mode à la fois individuel et collectif — ce qu’aucun autre dispositif n’a accompli au même point. ? En 2007, D.N. Rodowick écrivait : « Le cinéma n’est plus un médium moderne ; il est complètement historique. » Je n’entre pas dans une discussion sur la modernité — concept flou, qui a lui-même son histoire et ne cesse d’hésiter entre la désignation du moment présent et celle d’une époque du passé. On pourrait aussi bien dire qu’au contraire le cinéma est attaché au moment moderne, et que c’est justement pour cela qu’il n’est pas « contemporain ». Mais qu’importe. M’intéresse davantage l’assertion selon laquelle le cinéma est « complètement historique ». J’observe d’abord que ce sentiment n’est pas nouveau. Rappelons-nous, il y a un quart de siècle, l’épisode de l’histoire de la critique du cinéma qui a tourné autour de l’idée que le cinéma était mort. Le double livre de Deleuze venait de paraître, donnant sur le coup l’impression d’avoir fait le tour du cinéma et de ne dessiner aucune issue nouvelle. La critique se sentait démunie, après la fin des grandes théories. L’époque était à la nostalgie, et ce n’est pas par hasard que se produisit alors un symptôme intéressant avec la tentative de trouver à tout prix une filiation entre le cinéma et la peinture. C’était aussi le moment où — autre symptôme, plus idiosyncrasique mais capital — Godard entamait sa grande entreprise mélancolique des Histoire(s) du cinéma. Cette idée de la « mort du cinéma » est typique de l’histoire d’un art moderne ; l’histoire de la peinture est ponctuée de moments où on l’a décrétée morte, pour s’en affliger (la grande plainte régressive du XIXe) ou pour s’en réjouir — voir le symptomatique Dernier Tableau de Taraboukine (1923). Or, malgré sa « disparition », la peinture continue de jouir d’une image (si l’on peut dire) très favorable, liée à une qualité intrinsèque insurpassable : elle résulte d’un geste délibéré mais arbitraire, et d’une intervention directe, corporelle, sur la matière. Quoi qu’on fasse, l’infographie ne sera jamais de la peinture. Au fond, mon opinion sur le cinéma est du même ordre : il n’est plus ce qu’il était, il n’a plus le prestige d’être le seul art d’image mouvante, mais il continue d’être la référence positive et dernière (pour d’autres raisons que la peinture). Pourquoi ? J’en donnerai trois raisons, qui sont aussi trois vertus propres du cinéma, et qui son à mes yeux l’essentiel de ce qu’il en reste (et en restera). ? Exaltation du regard Le dispositif cinématographique est battu en brèche par d’autres dispositifs, mais il fait tout de même encore partie de « ce qui reste ». Or, si je cherche les traits essentiels de ce dispositif, j’en trouve trois : la salle obscure, la projection et la matérialité paradoxale de l’image. La salle obscure est un lieu collectif entièrement dévolu au cinéma. Nous ne croyons plus qu’elle est un avatar de la caverne platonicienne, comme on l’a dit avec insistance voici quarante ans, mais enfin, c’est un endroit où on ne peut rien faire d’autre que regarder un film. Dans ce lieu, l’image n’advient pas toute seule, elle provient d’une source de lumière, le plus souvent située derrière les spectateurs ; elle est projetée, ce qui l’insère dans la longue série culturelle des projections et surtout lui confère un caractère d’apparition. Enfin, l’image filmique ne se touche pas, mais, dans sa version pellicule, le spectateur sait que, quelque part, il existe un support matériel, d’ailleurs par lui-même invisible durant la séance ; ce point est le seul qui ait changé avec la disparition de la pellicule (et du fétichisme de la bobine), mais pour l’instant il reste latent, aidé par la disposition de l’ensemble, car l’écran semble toujours recueillir un dépôt matériel (c’est et cela a toujours été un fantasme, mais vivace). Ce dispositif canonique a une première conséquence, qui est de nous convier à l’expérience d’une unité insécable, l’œuvre filmique. Un film est un morceau de temps mis en forme — comme la musique mais avec d’autres moyens d’y échapper. C’est aujourd’hui un point crucial, car toutes les autres présentations de films nous laissent, au contraire, libres d’interrompre ou de moduler cette expérience. La vision privée était déjà devenue plus active avec la reproduction VHS, mais avec le DVD elle est devenue proprement analytique, donnant d’emblée la possibilité de prendre le film comme somme d’un nombre indéterminé de fragments. Il est donc important de noter tout ce qui contribue à conserver, voire à renforcer la croyance dans l’œuvre en tant qu’entité, fût-ce de manière contradictoire. Le passage au musée, par exemple, a des effets ambigus sur ce point. Le film y est visible dans des conditions souvent difficiles, pourtant des films y circulent, présentés les uns à côté des autres et même parfois transformés. Un exemple devenu banal, mais très parlant, est celui de la réfection de films connus à laquelle s’est livré naguère Douglas Gordon, notamment son 24 Hr. Psycho. Le remake de Gus Van Sant a pu être projeté côte à côte avec l’original de Hitchcock, et la confrontation mettait en évidence des différences, toujours de l’ordre du détail. L’œuvre de Gordon appartient à un autre régime de vision, et personne ne restera vingt-quatre heures devant elle pour la voir. Cependant elle est bel et bien un exercice de modulation du temps, une création de temps propre (dont on peut faire l’expérience même si on n’en voit qu’une partie), et ainsi, comme plusieurs autres œuvres du même artiste, elle garde quelque chose de cinématographique. D’ailleurs bien des cinéastes ont investi, parfois de manière inventive, les espaces muséaux, en gardant certaines propriétés du dispositif cinéma (mais presque jamais toutes). Pour prendre un seul exemple — intéressant parce qu’il a été tourné en vidéo, pas en pellicule —, le premier épisode des Voix spirituelles de Sokourov (1991) consiste en une variation continue, trois quarts d’heure durant, de la lumière sur un même paysage sibérien. Or il a été projeté aussi bien dans des salles de cinéma (dans une copie reportée sur pellicule) qu’au musée (entre autres à Beubourg). C’est que, au fond, la question essentielle n’est pas la nature de ce qui est montré. Voyant un film au musée, au cinéma, sur un écran portatif, il s’agit moins de savoir si le film est respecté en tant qu’œuvre, que de savoir si on conserve un résultat essentiel du dispositif canonique : la production d’un regard. C’est le problème des machines en tout genre. Le rapport à un film vu sur un téléphone portable ne peut être que distrait, à cause de la taille minuscule de l’image, mais surtout parce qu’il y succède indifféremment à des jeux, à la gestion de mon compte en banque, à des SMS, etc. Pour le dire lapidairement, le dispositif cinématographique, c’est le dispositif dans lequel on regarde ce qu’on voit, et en ce sens il s’oppose à tous les autres dispositifs d’image mouvante, dont aucun ne programme la tenue d’un regard. C’est le côté profondément classique du cinéma, celui qui fait qu’il a pu tenir la comparaison avec la musique (celle qui s’écoute, pas celle qu’on vaporise dans le salon ou qu’on injecte par voie intra-auriculaire). Ou avec la lecture — laquelle a jusqu’ici résisté à toutes les déstructurations et imposé son régime à tous les changements techniques, tablettes incluses. Le musée ne favorise pas non plus le regard (ce serait pourtant sa mission sociale et esthétique). En tout cas, pas pour ce qui est des images mouvantes (je ne me prononcerai pas sur la peinture). Je souscris sans peine à ce constat de Didier Semin : « Il existe quelques cas où la présentation de films ou de vidéogrammes dans la même condition que des tableaux est légitime. Mais ces quelques catégories singulières ne représentent aujourd’hui qu’une part infime du flot d’images animées dont les grandes expositions internationales et les musées infligent à leur visiteurs la vision debout — visiteurs qui s’abstiennent de protester, contents peut-être qu’on n’exige pas d’eux qu’ils se tiennent au surplus en équilibre sur un seul pied. » Pour ne prendre qu’un exemple, l’exposition « Dans la nuit, des images » (Paris, décembre 2008) juxtaposait, dans un vaste espace instructuré, plus de cent projections concomitantes d’œuvres de diverses origines, films d’auteur ou films de fin d’études, documentaires ou fictions. Il est clair que le type de regard convoqué par ce qui était, au fond, une seule et gigantesque installation signée (Alain Fleischer) n’est pas le regard (ni l’écoute) que suppose le dispositif canonique du cinéma. Inversement, une installation comme celle d’Agnès Varda, Les Veuves de Noir-moutier (2005), démontre qu’on peut produire un regard cinématographique dans un dispositif qui ressortit au musée : des spectateurs en petit nombre — quatorze, autant que d’écrans —, chacun n’entendant que le son d’un seul des quatorze écrans mais pouvant voir les treize autres, assis, dans le noir. Exemplaire exercice d’une cinéaste faisant autre chose que du cinéma, mais en cherchant à placer ses spectateurs dans une relation au temps et au regard qui reste celle du cinéma. ? Le contenu du cinéma, c’est le temps Le cinéma commençant n’a cessé de s’éloigner du théâtre, qui a été son principal ennemi esthétique. Pourtant, très vite, le film a été voué à proposer un morceau de fiction. Sans doute, comme le note Gunning, une des raisons du développement rapide du film de fiction est que, contrairement aux films tournés sur le vif, sa production « pouvait être organisée à l’avance ». J’ajoute qu’elle était maîtrisable, et que produire un film de fiction, c’est toujours une entreprise dont on possède les clefs, esthétiques et sémantiques : on peut signifier ce qu’on veut, dans les formes qu’on aura choisies. Le meilleur moyen de s’en convaincre, c’est de comparer, à n’importe quelle fiction même rudimentaire (disons, l’un des courts métrages de Griffith pour la Biograph), un film des premiers temps qui n’obéisse pas à cette logique narrative, tel le fameux The Kiss (1896), qui nous semble seulement être une expérimentation sur le gros plan, et nous étonne par son obscénité. Or, il était tiré d’une pièce bien connue, The Widow Jones, dont c’était le happy ending, signifiant la promesse de mariage des deux protagonistes ; c’était donc, pour ses spectateurs, un spectacle moral, un good old American kiss : seulement, il faut le savoir, et cela ne se voit pas dans les images. Au contraire n’importe quel film de fiction, surtout classique, est aisément compréhensible et appropriable, parce qu’il ressemble à notre appréhension de la vie elle-même. Stanley Cavell a remarqué que le film de fiction a le grand avantage d’être autocompréhensible : il ne nécessite pas de mode d’empli, il ne demande aucun savoir préalable (du moins, pour un sujet humain qui a un peu l’habitude de la mise en forme dramatique). La question est intéressante par rapport aux nouveaux supports et aux nouveaux réseaux de l’image en mouvement. Y a-t-il vraiment là un type de production qui puisse être « organisé à l’avance » ? La plupart de ces contenus ne sont pas produits ad hoc, ils sont la reproduction de contenus élaborés ailleurs, dans d’autres dispositifs et pour d’autres publics. Des sites comme Youtube sont de grands fourre-tout où chacun peut mettre un petit morceau de quelque chose, selon la logique générale d’internet. Le cinéma continue donc de se distinguer par la sérieuse mise en forme de ses contenus. On le voit bien dans le cas, récent, du webdocumentaire, qui offre, sur un site dédié, ce que d’habitude le cinéaste est le seul à voir dans la salle de montage ; tout au plus élimine-t-on certains plans qui font double emploi. On joue donc sur l’ambiguïté entre cinéma et internet en proposant quelque chose comme un film, puisqu’il y a eu un tournage dont on voit une version beaucoup plus longue, mais surtout plus diffuse. Le point de vue, dans un film, passe en effet prioritairement par le montage et les choix qu’il suppose : choix négatifs (élimination de ce qui ne fait pas sens ou fait trop sens), choix positifs (l’ordre, le rythme). Ce n’est pas hasard si Pasolini, reprenant une des idées-forces de la phénoménologie heideggérienne, a pu affirmer que « la mort est le fulgurant montage de notre vie, qui lui donne son sens ». Le webdocumentaire ne meurt jamais : donc sa vie est dépourvue de sens. Les choix y sont renvoyés sur le spectateur lui-même ; inutile de dire que, comme quasi tous les usages de l’interactivité, celui-ci favorise les parcours sémiotiques les plus consensuels et les plus pauvres. En tout cas, ce qui disparaît, c’est l’idée même d’un rythme, d’une forme dans le temps : de ce point de vue, il ne s’agit plus du tout d’un film. Le temps est essentiel au film parce qu’il gère l’exercice du regard ; il fait partie du substrat formel du film. C’est un postulat esthétique et critique : quelle que soit la conception qu’on peut avoir du cadrage, du montage, du type de récit, un bon film est un film qui sait maîtriser la production du temps. Telle est la leçon paradoxale de ce secteur du cinéma qu’on a appelé « expérimental », « underground » ou « poétique ». Souvent ces films insistent sur leur visualité, sur la profusion de la sensation visuelle qu’ils produisent — mais un visuel toujours inscrit dans le temps, comme on le voit bien dans les plus extrêmes d’entre eux, ceux qui travaillent des formes « abstraites », par exemple certains films peints de Brakhage. Le contenu essentiel du cinéma, ce n’est donc pas le drame : c’est le temps mis en forme. ? La rencontre « Sartre pensait […] que tout récit introduit dans la réalité un ordre fallacieux ; même si le conteur s’applique à l’incohérence, s’il s’efforce de ressaisir l’expérience toute crue, dans son éparpillement et sa contingence, il n’en produit qu’une imitation où s’inscrit la nécessité. Mais Sarthe trouvait oiseux de déplorer cet écart entre le mot et la chose, entre l’œuvre créée et le monde donné : il y voyait au contraire la condition même de la littérature et sa raison d’être ; l’écrivain doit en jouer, non rêver de l’abolir : ses réussites sont dans cet échec assumé. […] C’est en regardant passer des images sur un écran qu’il avait eu la révélation de la nécessité de l’art et qu’il avait découvert, par contraste, la déplorable contingence des choses données. » Sarthe allait au cinéma dans la même disposition d’esprit qu’en allant au théâtre ou en lisant un roman : pour chercher une mise en ordre expresse de la réalité. Mais il avait compris que le charme propre du cinéma, c’est que, tout en proposant des histoires composées, mises en forme, il fait semblant de les découvrir en même temps que nous, par la force suggestive de sa monstration. Devant un film, je sais bien que tout est écrit d’avance avant qu’on me raconte l’histoire dans la salle, mais je tiens à garder l’impression qu’elle n’est pas encore advenue, que « tout peut arriver ». Pour en finir avec Sarthe, on sait que c’est le reproche qu’il fit à Citizen Kane, où il trouvait que tout était joué d’avance, et qu’on ne pouvait donc plus avoir la moindre croyance envers cette histoire. Ce n’était pas une critique très raisonnable (difficile de récuser pareille mise en ordre), mais cela montre bien que, même pour un tenant de la vertu créative du cinéma, capable de substituer à la réalité un monde imaginaire cohérent, cela n’est supportable qu’à condition que ce monde imaginaire rencontre la réalité. Le thème de la rencontre est au cœur d’une esthétique assez singulière du cinéma, mais qui a eu un énorme retentissement. L’idée que le cinéma est voué à rencontrer le réel est née, grosso modo, après la Seconde Guerre mondiale, dans la critique sous la plume d’André Bazin, de Jacques Rivette, plus tard de Robert Bresson — et jusqu’à l’énigmatique formule de Godard dans ses Histoire(s) du cinéma : le cinéma n’est « pas un art, pas une technique, mais un mystère ». On la trouve aussi, et cela n’a pas été sans importance, dans les commentaires d’Henri Langlois sur les vues Lumière : à ses yeux, elles ont capté un instant singulier, dans son insignifiance, et l’ont préservé tel quel, sans l’interpréter, sans même laisser penser qu’il y a quelque chose à comprendre (alors que les vues d’Edison dans la Black Maria étaient des mises en scène lourdement appuyées). On la trouve même, exportée hors d’Europe, dans la tardive méditation de Kracauer. Ce n’est évidemment pas la seule esthétique possible du cinéma ; les avant-gardes en ont proposé au moins une autre, tout aussi importante dans l’histoire des films, fondée sur la maîtrise et la manipulation. Toutefois, si je dois évaluer ce qui, aujourd’hui, « reste » du cinéma, je me poserai moins la question du montage que celle de la rencontre. Si la rencontre est ce hasard sans hasard qui fait qu’une image touche au réel, elle n’est pas l’exclusivité du cinéma. La photographie, à tout le moins, pourrait y prétendre (voir les réflexions de Barthes sur le « ça a été » comme noème de la photographie) : dès qu’il y a automatisme de la production d’image, on peut escompter une certaine part du hasard, donc une certaine présence (ce sur quoi comptaient les surréalistes avec leur culte de l’« automatique »). Mais il y a des formes qui la suscitent davantage et mieux que d’autres, et au premier chef des formes fondées sur la durée, parce que la durée non truquée est un fragment d’expérience filmique qui reproduit un aspect de l’expérience du monde, la contemplation (attitude elle-même propice à un certain type de rencontre du réel). Par exemple, le journal filmé de Jonas Mekas, qui n’est cependant qu’une série de rencontres (avec des gens, des paysages, des faits divers), ne relève pas, pour moi, de cet idéal : c’est le côté trop concerté de l’idée même de journal filmé qui empêche la rencontre ; celle-ci en effet n’est pas la contingence pure et conservée — encore moins la reproduction de l’accidentel — mais un sentiment de l’essentiel dans le contingent. Il n’est pas étonnant que Bazin et ses disciples aient chéri les plans longs. On se souvient de l’analyse du plan de la cuisine dans The Magnificent Ambersons, mettant en évidence un processus d’accumulation et de décharge d’énergie — dramatique mais aussi psychologique. Mais ce plan était encore très structuré, le dialogue et le jeu des acteurs y jouaient un rôle essentiel. L’idéal de la rencontre se trouve à l’état plus pur dans des pratiques du plan long qui le tirent, comme je le disais, vers l’insignifiance. Or de ce point de vue, je ne vois pas de différence entre le cinéma des années 2000 et celui des années 1960, 70, 80, 90. Là encore, j’ai du mal à suivre les critiques essentialistes pour qui quelque chose s’est perdu avec l’apparition du numérique, telle Babette Mangolte se demandant : « Pourquoi est-il difficile pour l’image numérique de communiquer la durée ? » J’avoue ne pas comprendre cette plainte, quand je pense à Sokourov, à Nobuhiro Suwa, à Gus Van Sant, à Apichatpong Weerasethakul, à Carlos Reygades, à Lisandro Alonso, à Jeon Soo-il, à tant d’autres qui jouent précisément sur cette arme absolue du filmique, le plan long et « vide » : qu’ils soient tournés ou non sur pellicule, j’éprouve la même sensation, le même sentiment de mystère du monde et du temps, devant ces plans qui insistent à me montrer la réalité lors même qu’elle a épuisé toute signification. ? Les choses vont encore changer, cela est certain. Peut-être les prophéties mécaniques des thuriféraires de la nouveauté qua talis s’avéreront-elles ; peut-être le cinéma, comme industrie et commerce, est-il voué à une disparition plus ou moins rapide, au bénéfice d’une autre configuration des techniques et des médias. Mais je ne vois pas comment pourraient disparaître, par elles-mêmes, les sensations et les espèces d’émotions inventées par un siècle de films — ces valeurs propres du cinéma que je viens de décrire : le regard attentif, la captation imaginaire, l’absorption, la fiction autocompréhensible, la rencontre. Sans doute devons-nous nous préparer à n’avoir plus toutes ces valeurs à la fois, dans une même œuvre et dans un même medium — un peu comme, de l’icône byzantine, nous avons gardé bien des valeurs, mais jamais ensemble. Mais ce n’est pas pour aujourd’hui, et il sera alors temps de se redemander, autrement, « ce qui reste » du cinéma.

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