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Le style
Les deux styles de la critique
Il s’agit de dissocier le style en deux concepts autonomes, un concept rhétorique et un concept littéraire. Pour comprendre le style, il faut faire le distinguo entre un concept rhétorique et un concept herméneutique.
Pour une conception herméneutique du style
Rêves de style
On peut penser à la diction et à l’univers. Partout se retrouve le même style de pensée du style, l’assimilant conjointement à une musique et à un monde, par-delà la lettre du texte. Rêve du style, « impression de rêve », pour reprendre une autre formule de Proust, toute une psychologie de l’évasion et de la traversée trouve son emploi.
L’au-delà du texte : style ou univers de diction
S’opposant aux études textualiste qui font du texte une réalité autotélique, Pavel souligne l’incomplétude fondamentale du texte et le mode d’existence non textualiste, en « transcendance », des univers imaginaires engendrés par le lecteur au fur et à mesure de sa lecture. Cette façon de concevoir le statut du texte dans la lecture relève ainsi plus généralement de ce que la critique contemporaine nomme la sémantique des mondes possibles. Il s’agit donc d’une théorisation du texte qui refuse le dogme de la clôture et de l’ « intransitivité ». La notion même de diction postule que le style est lié à l’oralité et que l’écriture est expression.
Pensée du style et protocole exégétique
Lanson formalise à l’aube du XXe siècle, sur le modèle de l’exégèse religieuse, l’exercice de lecture littéraire que l’institution a nommé explication de texte.
La technique d’interprétation des quatre sens remonte à Origène. Soit, comme l’expose Hugues Saint-Cher, la formule du psaume CXIII : In exitu Israel a Aegypto, « Israël dans sa sortir d’Égypte ». À partir de là, l’exégète peut construire quatre sens.
Le sens littéral : l’événement à un moment historique précis
Le sens allégorique : le peuple chrétien sortant des ténèbres de l’infidélité (allegoria in verbis) ou le triomphe ultime du Christ contre la mort (allegoria in factis)
Le sens moral ou tropologique : la sortie d’Égypte l’homme l’effectue à chaque fois qu’il tourne le dos aux péchés.
Le sens anagogique, selon lequel l’énoncé biblique signifie les mystères du dogme : en l’occurrence, la sortie d’Égypte renvoie aux mystères de la mort, quand l’âme sainte sort du corps et des ténèbres pour accéder à la vision de Dieu.
Lanson reprend le dédoublement entre sens littéral et sens spirituel. Pour le travail du sens littéral, il s’agit d’un travail philologique d’établissement du texte, un travail grammatical et rhétorique d’établissement des significations, un travail historique d’explications des contextes. À la place du spirituel (ou du mystique), et dans un souci de laïcisation par ailleurs politiquement motivé, le terme retenu est celui de « sens littéraire ». Entre dans ce sens littéraire tout ce qui relève de la figuration de l’auteur (sens figuriste, la figure de l’auteur renvoyant à celle du Christ) ; tout ce qui participe d’une interprétation métaphysique ou esthétique de l’écriture (idéologies assimilables aux mystères de la religion), et même — coup de force sensible — tout ce qui concerne l’actualité sociale du texte (équivalent de l’application morale). Le sens littéraire est donc obtenu selon des procédures d’interprétation essentiellement figuristes et métaphysiques. Dans la définition substantielle du « sens littéraire », on retrouve très précisément la nébuleuse d’imaginations, de valeurs et de sentiments qui, pour Lanson, qui constitue le style. Autrement dit, avec Lanson, le style devient un sens, une idée métaphysique et figuriste, il est ce supplément d’âme (auctoriale) et d’idéologie que l’herméneutique permet de décrire comme ajout d’un sens spirituel. La lecture littéraire est décrite comme processus herméneutique, au sein duquel un premier niveau d’exégèse travaille à l’établissement du texte et un second à celui du style. Le style, ici, c’est du sens fait avec du texte ; ou, autre façon de dire la même chose, en littérature la religion des textes se parachève en une mystique du style.
Renouveau herméneutique et études de style
Spitzer, lui, va ignorer la relation exégétique traditionnelle conçue sur le mode de l’échelle (d’un degré à l’autre des sens) et s’inspirer d’un autre modèle herméneutique, celui du cercle, tel qu’il a été mis en place dans la philosophie allemande. La construction critique du sens littéral et l’interprétation du sens littéraire, autrement dit la production du texte et celle du style, sont modélisées selon un processus de va-et-vient entre unités de détail et unité globale, entre la « partie » et le « tout ».
Les styles, un concept rhétorique
Style et scripturalité
La pensée du style en rhétorique est ipso facto une pensée de l’écrit, des ouvrages de l’esprit comme œuvre d’écrivain. La constellation lexicale mise en place autour du style dès l’Antiquité gréco latine a en effet systématiquement tenté de prendre en charge une spécificité du scriptural par rapport au modèle dominant du langage comme phénomène discursif, autrement dit la conceptualisation du style a été le lieu où la pensée philosophique a ménagé un espace pour autoriser une pensée de l’écriture, son identité graphique : style vient de stylus, l’instrument et le geste de la calligraphie, tandis que la figure et le trope (circuit, au sens étymologique) désignent des parcours du dessin, de la trace, sur le support calligraphique, au même titre que le vers et la prose qualifient originellement de sillons dans la terre glaise, et que le mètre ou la période sont des instruments de mesure pour quadriller l’espace du champ labouré et y introduire des repères. Le style a partie liée avec une valorisation de l’écrit ; c’est, à n’en pas douter, l’apport originel et fondamental — devenu transparent — de la rhétorique à la notion de style.
Un concept de qualification philosophique
Platon s’appuie sur une dichotomie simple entre logos (énoncés) et lexis (opération de production des énoncés, énonciation si l’on veut, dans ce sens très extensif d’engendrement du logos), pour proposer des critères permettant d’apprécier la moralité des œuvres en général, et des poèmes (homériques) en particulier. La lexis musicale, c’est-à-dire, dans l’optique hellénistique, l’art du rythme, du mode musical, puisse elle aussi relever d’une qualification morale, qu’il existe des modes et des rythmes immoraux et d’autres profondément moraux, voilà le pas décisif quant à l’émergence du style. Chez Cicéron, le médiocre est le plus explicitement qualifié en rapport à une argumentation philosophique : sont en effet mis en avant les acteurs du médiocre (les sophistes et, plus généralement, les maîtres de philosophie dans les écoles). À partir de là, le grand se distinguera comme était le fait du politique (celui qui fascine les peuples rassemblés et influe sur leur gouvernement) et le simple comme étant le fait du citoyen athénien, homme d’expérience et de vertu. Les trois registres ne sont pas ainsi trois degrés sur une même échelle technique, mais trois voies originales d’accès à la sagesse, par l’expérience, par le savoir et par l’ascèse spirituelle. Les styles sont ainsi des qualités philosophiques qui prennent en charge des types idéaux de travail langagier, non des étiquettes servant à dénommer les genres de l’écrit.
Des styles et des genres : vers une sophistique des registres
On peut dire que de son apogée antique à ses renaissances françaises, aux XVIe et XVIIe siècles, le concept rhétorique de style enregistre une déperdition toujours plus grande de ses motivations philosophiques, au profit d’une précision vertigineuse de ses composantes. C’est une conception sophistique. La rhétorique médiévale s’est efforcée de « littérariser » le fonctionnement de cette tripartition. En effet, les registres vont être redéfinis par référence aux trois œuvres de Virgile, l’Énéide, les Géorgiques et les Bucoliques. Il arrivera alors que la rhétorique tardive (XVIIe-XIXe siècles) tourne à la nomenclature formelle, réduisant les styles à des corpus particuliers de tournures et même seulement de langue, de lexique. Rompant avec la motivation philosophique antique de la notion, la rhétorique en vient à produire de simples listes de termes, spécifiques de la langue burlesque ou de la grande éloquence.
D’un style à l’autre : de quelques crises du concept
Rhétorique de la stylisation : le style est « l’homme même »
La rhétorique, avec les catégories qui sont les siennes, invente la possibilité du style comme qualité unique et spécifiante, comme figuration d’un ethos singulier et incarnation sensible d’une vérité. Le style, c’est d’abord de Pascal à Buffon, le mouvement d’une argumentation, le style d’une pensée vive, l’homme même comme intelligence actualisée dans une dynamique verbale. Le style, c’est l’idée faite corps, ce sont la passion, l’émotion, le sentiment de l’idée, cet élan et ce supplément d’âme que La Bruyère et Boileau appellent le sublime. C’est une troisième conception que l’on pourrait appeler « rhétorico-subjective »/
Linguistique et faits de style : le tournant analytique
La linguistique du XXe siècle, quand elle se donne pour objet d’étude les faits d’expressivité verbales, retrouve les méthodes d’analyse et de description des rhétoriques, et n’a rien à voir avec un quelconque projet de compréhension du style d’auteur. La stylistique est l’étude linguistique des traits formels rapportés à leur expressivité ». Avec la stylistique, nous sommes plus près de la pensée rhétorique des styles comme registres de procédures formelles, que d’une idéologie esthétique, métaphysique ou idéaliste du style comme interprétation d’un système de sens. Jakobson a en effet décrit les fonctions du langage en recourant à une opposition métaphorique, celle de la transparence et de l’intransivité : aux fonctions centrées sur la communication et postulant la transparence du message, s’oppose la fonction poétique centrée sur la persistance du message par-delà son contenu, sur son intransivité. La théorie analytique du style est un processus de fonctionnement symbolique qui a pour objectif d’établir une équivalence entre propriété symbolique et propriété linguistique.
Styles et modèles de signification : pour un dialogue avec l’histoire de l’art et des sciences
Pour aller vite, on pourrait dire que l’histoire de l’art met en place, dans la seconde moitié du XXe siècle, une conception originale du style, intermédiaire entre la conceptualisation rhétorique et la conceptualisation herméneutique. En concevant la pluralité des styles comme pluralité de modèles de signification, elle n’est pas non plus dans lien avec la théorisation sémiotique du style comme fonctionnement symbolique qui a prévalu dans la démarche analytique. Dans l’histoire et les genres de la science on peut, avec Crombie, relever six styles de raisonnement. La recherche scientifique occidentale a ainsi construit ses objets selon la méthode de postulation, soit selon une argumentation expérimentale, soit par la construction de modèles analogiques, soit en mettant en ordre la diversité par la taxinomie, soit enfin selon une analyse statistique.
L’IMPOSSIBLE TRAITÉ DU STYLE
LAMY : Rien de plus nécessaire
La Rhétorique ou l’art de parler (1688)
Oratorien, le père Lamy élabore une des premières philosophies générales et raisonnées de la parole qui prend place dans l’histoire de notre modernité. Le style étant posé comme la pierre de touche d’une réussite d’écriture.
« Ce n’est pas sans raison, car il est certain que les sciences sont plus faciles à comprendre lorsque ceux qui les traitent savent écrire. »
« Il n’y a donc rien de plus nécessaire qu’un art de parler bien fait ; et l’on peut même accuser les maîtres de rhétorique comme coupables, de ce que nous n’avons pas un plus grand nombre de bons écrivains. »
« Lorsque je parle de ce qui plaît dans le discours, je ne pas que c’est un je ne sais quoi, qui n’a point de nom ; je le nomme, et conduisant jusques à la source de ce plaisir, je fais apercevoir le principe des règles que suivent ceux qui sont agréables. »
HERISSANT : En attendant un livre élémentaire sur le style
Principes de style, ou Observations sur l’art d’écrire, recueillies des meilleurs auteurs (1779)
« Il serait à souhaiter que M. de Voltaire eût pris la peine de nous donner un Traité du style, accommodé au génie de notre langue. »
« Il faut qu’on enseigne au commun des lecteurs à lire avec fruit ; et c’est ce besoin de règles simples et pratiques qui m’a toujours fait désirer qu’un écrivain supérieur, ou une société telle que l’Académie française, daignât s’occuper du Livre Élémentaire dont je parle. »
MARTIN : Un concept vague
« Préliminaire » dans Qu’est-ce que le style ? (1994)
Le style n’est peut-être pas linguistiquement conceptualisable ; concept non seulement ouvert mais mou (Wittgenstein : concepts ouverts versus clos, concepts « durs » versus « vagues »), il est à peine un concept. Ruwet parle de « notion pré-théorique ».
« La notion de style, que ce soit au sens large ou dans le sens plus restreint de style littéraire (plus précisément visé dans ce colloque) correspond incontestablement à une intuition. Mais dès lors que l’on cherche à cerner cette intuition, elle fuit, parfois jusqu’à l’évanescence. »
LES CATGÉORIES DU STYLE : UN CONCEPT RHÉTORIQUE
PLATON : Pour une philosophie du fait de style
La République (chap. III)
Si le processus de mimèsis renvoie à une opération e simulation, présente au cœur de tout projet artistique, Platon instaure pour étudier son domaine d’application le couple logos/lexis : le logos, c’est l’énoncé — autrement dit l’actualisation d’une langue dans du verbal —, qu’il soit énoncé élémentaire (propositionnel) ou complexe (jusqu’à la forme d’un discours, d’un tissu d’énoncés). La lexis, c’est alors l’opération même de production du logos, la production d’énoncés, ce que nous appellerons l’énonciation — de sa réalité sémantique à son actualité la plus physique. L’immoral prend avec les énoncés la forme du mensonge impie : présenter les dieux dans des situations contrevenant à leur divinité. Mais il existe une immoralité de la lexis, ce qui revient à dore que l’énonciation n’est pas moralement neutre et que la lexis relève de la philosophie morale au même titre que l’ensemble des mœurs.
« [L’homme mesuré] imitera moins souvent et moins bien son modèle quand celui-ci aura failli, sous l’effet de la maladie, de l’amour, de l’ivresse ou d’un autre accident. Et lorsqu’il aura à parler d’un homme indigne de lui, il ne consentira pas à l’imiter sinon en passant. »
« Si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre ville pour s'y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable ; mais nous lui dirions qu'il n'y a point d'homme comme lui dans notre cité et qu'il ne peut y en avoir ; puis nous l'enverrions dans une autre ville, après avoir versé de la myrrhe sur sa tête et l'avoir couronné de bandelettes. Pour notre compte, visant à l'utilité, nous aurons recours au poète et au conteur plus austère et moins agréable qui imitera pour nous le ton de l'honnête homme et se conformera, dans son langage, aux règles que nous avons établies dès le début, lorsque nous entreprenions l'éducation de nos guerriers. »
« Ces deux harmonies, la violente et la volontaire, qui imiteront avec le plus de beauté les accents des malheureux, des heureux, des sages et des braves, celles-là laisse-les […].
Après les harmonies il nous reste à examiner les rythmes ; nous ne devons pas les rechercher variés, ni formant des mesures de toute sorte, mais discerner ceux qui expriment une vie réglée et courageuse […].
Ainsi le bon discours, la bonne harmonie, la grâce et l'eurythmie dépendent de la simplicité du caractère, non point de cette sottise que nous appelons gentiment simplicité, mais de la simplicité véritable d'un esprit qui allie la bonté à la beauté. »
ARISTOTE : Les genres de la lexis (I), la politique
Les Politiques
Les développement d’Aristote introduisent un élément nouveau, fondamental dans l’émergence du style : le partage, grâce à la mise en place de principes philosophiques de distinction, entre différentes catégories d’énonciation. Deux ordres deux catégories apparaissent au fil du texte : une catégorisation politique de la finalité proprement musicale (la musique peut viser à l’éducation, à la catharsis de l’âme et au divertissement) — ces trois fins relevant d’une grille « citoyenne » d’analyse des situations ; et une seconde tripartition, d’ordre éthique, entre pathos, ethos et praxis. Autrement dit, deux modes de catégorisation apparaissent concernant plus généralement la musique : une distinction entre musique éthique, pathétique et active, et une distinction entre musique éducative, divertissante et thérapeutique. Au bénéfice d’un « tableau à deux entrées », Aristote tente d’opérer des recoupements, entre lexis éthique et lexis éducative par exemple, ou encore entre lexis pathétique et lexis cathartique (comme le suggère une remarque célèbre de la Poétique : parce que la tragédie représente frayeur et pitié, elle opère la purgation de ce genre de passion). Se dessine ici l’idée d’une généralisation philosophique possible de la diversité formelle en un nombre restreint de grandes « entrées » englobantes. C’est bien la pensée rhétorique du style qui se faisant se met en place, comme opération de catégorisation philosophique des techniques figurales, métriques et modales. Tout fait technique au niveau de là lexis pourra être mis en rapport avec une option générale non technique (politique, morale, métaphysique…), et le geste scriptural prendra sens comme symptôme et instrument d’une intention pragmatique portant non sur la signification littérale mais sur le sens même à donner à l’acte de discours. Ce qu’Aristote dit par là lexis, c’est le statut politique du logos : le style, ou ce que parler veut dire.
ARISTOTE : Les genres de la lexis (2), la poétique
Poétique
Aristote adopte deux perspectives extrêmement différentes sur la lexis. Commençons par la seconde, commune à la rhétorique et à la poétique. Avant d’être interprétation des signes, l’hermeneia est donc l’opération inverse et préalable de signification, de mise en signes verbaux, de travail sur les mots en tant qu’ils sont les signes de la pensée. On reconnaît ici cette partie de l’éloquence appelée à devenir traditionnelle, qui porte sur la régulation de la signification en signes propres et en signes détournés ou tropologiques. Cette définition relèverait ainsi de l’art des tropes, c’est-à-dire des figures en un seul mot dont on sait qu’il s’impose au poète comme à l’orateur, même s’il existe des adaptations à l’un et l’autre cas. De l’autre côté, dans la première occurrence, l’énonciation propre au poétique engage généralement (d’une généralité plus empirique que théorique : de droit, une poésie sans versification, mais mimétique, est autorisée) un art prosodique complexe du rythme, spécifié par rapport au travail du rythme oratoire. Toute une philosophie et toute une politique de l’évidence (impliquant une revalorisation de l’imagination et de la mémoire) innervent le dogme fondamental de la clarté et les choix formels qu’il engage (modération, défauts de l’énigme et du barbarisme). Et comme l’explicite une remarque de la Rhétorique, le projet de « distinction » spectaculaire a partir liée avec le double enjeu de l’émerveillement (thaumaston) et du plaisir, dont les vertus métaphysiques sur l’âme font de la poésie un des vecteurs de l’épanouissement spirituel, ce qu’Aristote nomme la « contemplation ».
« En quatrième lieu vient la diction [lexis] : or j’appelle « diction » [lexis] comme on l’a dit précédemment, l’élocution obtenue au moyen de la dénomination, ce qui est d’une même valeur, soit qu’il s’agisse de paroles versifiées, ou de discours en prose. »
« En effet, la glose, la métaphore, l’ornement et les autres formes précitées ôteront au style [lexis] la vulgarité et la bassesse ; le terme propre lui donnera de la clarté. »
ARISTOTE : Les genres de la lexis (3), la rhétorique
Rhétorique
Un principe surgit, difficile à définir techniquement, mais théoriquement fort : celui de la convenance, qui s’applique à toute forme d’élocution, qu’elle relève de l’histoire de la poésie ou des genres oratoires pris dans leur spécificité. L’art de la lexis est ainsi subordonné à l’analyse de la situation de discours, qui n’exclut ni le souci de clarté ni le soin de distinction. La réflexion sur les fins (communicationnelles) détermine la configuration des moyens : voilà qui marque un retour d’un principe politique de catégorisation. Il s’agit là d’une des premières grilles de répartition des styles selon une spécification théorique des genres.
« Maintenant, on devra établir que le mérite principal de l’élocution [lexis] consiste dans la clarté ; la preuve, c’est que le discours [logos], s’il ne fait pas une démonstration, ne remplit pas son rôle. Il consiste aussi à ne tomber ni dans la bassesse, ni dans l’exagération, mais à observer la convenance ; car l’élocution [lexis] poétique ne pécha sans doute point par la bassesse, mais elle ne convient pas au discours en prose. »
« L’élocution écrite [lexis graphike] est celle qui a le plus de précision ; celle des débats se prête mieux à l’action. Cette dernière est de deux espèces : elle est morale, elle est pathétique. Aussi les acteurs recherchent l’un et l’autre de ces caractères dans les drames, et les poètes dans leurs interprètent. […]
Comparés entre eux, les discours écrits paraissent maigres dans les débats, et ceux des orateurs, qui dont bon effet à la tribune, semblent être des œuvres d’apprentis dans les mains des lecteurs. Cela tient à ce qu’ils sont faits pour le débat. Aussi les productions destinées à l’action, abstraction faite de la mise en scène, ne remplissant plus leur fonction, ont une apparence médiocre. Ainsi, par exemple, l’absence des conjonctions et les répétitions sont désapprouvées, à bon droit, dans un écrit ; tandis que, dans une œuvre faite pour le débat, les orateurs même peuvent recourir à ces procédés, vu que ce sont des ressources pour l’action. »
CICÉRON : Genèse des trois registres
L’Orateur (Ier siècle avant J.-C.)
Les trois « registres » cicéroniens — simple, médiocre, sublime — ont en effet occupé l’espace stylistique médiéval et classique. Le travail des figures est requis dans chacun des trois registres. Chaque catégorie en effet est légitimée par son rapport à la sagesse. À la sagesse du citoyen, fruit de l’expérience pratique, s’oppose la sagesse du sophiste, fruit du savoir, et la sagesse du politique, véritable héroïsme de la spiritualité. Ces fameux trois « registres » que Cicéron ne nomme pas « styles » mais « genera dicendi », façon de « dire ».
« La plaisanterie assaisonne bien le genre simple ; et l'on en tire un merveilleux parti. Il y en a deux espèces, l'enjouement et la raillerie ; toutes deux bonnes à mettre en œuvre. L'enjouement donnera de la grâce aux détails de la narration ; la raillerie aiguisera et décochera les traits du ridicule […]. »
« Le genre tempéré (celui dont je parle) s'accommode de toutes les figures de mots et de la plupart des figures de pensées. Il fournit de larges développements aux discussions savantes et aux lieux communs qui n'exigent pas d'expression passionnée. En un mot, c'est l'éloquence telle qu'on la rapporte de l'école des philosophes. Elle a un mérite qui lui est propre, mais qui pâlit bien vite quand elle ose se montrer auprès du sublime. Ce style paré, fleuri, brillant de coloris et d'élégance, assemblage coquet de toutes les séductions de la parole et de la pensée, s'avisa un jour de quitter les bancs des sophistes, où il avait pris naissance, et parvint à se glisser au barreau. Mais dédaigné par le genre simple, et repoussé par le sublime, il s'est arrêté à égale distance de tous deux. »
« Grandeur, richesse, force, magnificence ; tels sont les attributs du genre sublime, le plus puissant des trois. C'est par des formes larges et majestueuses que l'éloquence a conquis, sur l'admiration des peuples, tant de prépondérance dans leur gouvernement. J'entends cette éloquence à grands mouvements, à grands éclats, qu'on suit avec stupeur dans son essor prodigieux, et qu'on désespère d'atteindre ; cette éloquence qui se saisit des âmes, et les remue en tous sens ; qui brise ou pénètre, et qui, souveraine de l'opinion, impose des idées nouvelles, et détrône celles qui régnaient.
Quelle différence entre ce genre et les deux autres ! […] Si, malheureusement, sa nature, ses études, ses prédilections, lui ont imprimé une direction exclusive vers les régions supérieures ; si, toujours majestueux, toujours tendu, toujours enflammé, il ne sait quelquefois tempérer cette fougue par l'alliance des deux autres genres, il ne recueillera qu'humiliation. En effet, l'orateur simple a pour lui sa finesse et cette connaissance du monde qui annonce un sage. L'orateur tempéré nous séduit par ses agréments ; mais l'orateur sublime, qui ne sait être que sublime, paraît à peine dans son bon sens. »
SAINT AUGUSTIN : Des registres et des fins, fondation d’une rhétorique chrétienne
De la doctrine chrétienne (IVe siècle)
Le sort de la rhétorique est d’être une discipline du paganisme susceptible de servie les fins du christianisme : à l’orateur chrétien de s’en emparer, en en faisant un bon usage, autrement dit en la convertissant à la vérité et à la moralité, par la prière. Augustin recoupe en effet la tripartition des façons de dire avec une autre tripartition, celle des trois buts que Cicéron assigne au discours : instruire, plaire et toucher. Les trois catégories de style renvoient alors dans le De doctrina christiana à trois modes complémentaires de conversion (étant donné la déchéance humaine), conversion par la raison (style simple et instructif visant au docere), par le cœur (style sublime et pathétique visant au movere), et par le corps (style agréable et fleuri visant au placere).
« Quelquefois, dans un même sujet relevé, il emploiera le style simple, pour instruire ; le style tempéré, pour louer, et le style sublime pour ramener à la vérité un esprit qui en était éloigné. »
« Sans soute le genre simple a pu souvent opérer un changement dans les esprits ; mais c’était en leur apprenant ce qu’ils ignoraient, en leur faisant admettre ce qu’ils avaient regardé comme incroyable, et non en les déterminant à l’accomplissement d’un devoir bien connu qu’ils avaient repoussé jusqu’alors. Au genre sublime seul il appartient de triompher d’une telle résistance. »
« Dans le genre simple, il persuade la vérité de ce qu’il expose ; dans le sublime, il persuade de faire ce qu’on savait déjà être un devoir, tout en refusant de l’accomplir ; dans le genre tempéré, il persuade la beauté et les ornements de son langage. »
« Pour nous, rapportons cette fin à une fin plus élevée […] C’est ainsi que nous saurons employer le genre orné, non par ostentation, mais par prudence, non dans l’unique dessein de plaire, mais pour porter plus efficacement l’auditeur au bien que nous voulons lui persuader. »
DÉMÉTRIOS DE PHALÈRE : Le système des caractères expressifs
Du Style (IIe siècle av. J.-C.)
Les catégories que Démétrios discute et retient (le simple, le grand, l’élégant et le véhément) sont fondamentalement morales, issues d’une réflexion conventionnelle sur l’ethos et les mœurs : à chacun de grands modes d’être — à soi et en société — répond alors ce que Démétrios ne nomme pas genus, mais « caractère » du discours.
« Les types élémentaires sont au nombre de quatre : le simple, le grand, l’élégant et le véhément ; s’y ajoutent les styles issus de leur mélange. Mais le mélange ne peut se faire indifféremment : l’élégant se mélange au simple et au grand, le véhément fait de même ; seul le grand ne se mêle pas au simple, tous deux s’opposent comme des extrêmes inconciliables. »
DENYS D’HALICARNASSE : Les trois harmonies de la composition stylistique
La Composition stylistique (Ier siècle av. J.-C.)
La tripartition qu’il propose s’ancre sur des principes musicaux plus que sur des principes philosophiques. C’est encore à la prégnance du modèle musical que l’on doit la spécialisation des considérations rhétoriques sur le seul art de l’éloquence.
« Je pose en principe quant à moi que les variétés particulières de composition stylistique sont en très grand nombre et qu’on ne peut ni avoir d’elles une vue d’ensemble ni les analyser en détail ; je pense que chacun de nous possède un style propre qui le caractérise, aussi bien pour l’allure extérieure que pour la composition stylistique. »
« Les variétés fondamentales, en matière de composition stylistique, peuvent, j’en suis convaincu, se ramener à trois […]. Pour moi, ne disposant pas de mots propres pour les désigner puisqu’on ne leur a pas donné de nom, j’userai de métaphores, appelant la première austère, la seconde polie, la troisième intermédiaire. »
« Pour l’harmonie austère, le type peut se caractériser comme suit. […] il aime l’ampleur en général, usant de longs mots qui s’étalent […]. Pour les côla, il adopte les mêmes normes ou à peu près ; il sélectionne les rythmes empreints de dignité et majestueux. »
HEMOGÈNE : Sept idées pour le style
Les Catégories stylistiques du discours dans L’Art rhétorique (IIe siècle)
La théorie stylistique hermogénienne s’inscrit dans la tradition des traités sur les qualités morales du discours. Hermogène promeut sept catégories majeures : la clarté, la grandeur, la véhément, l’élégance, la vivacité, l’ethos, l’habileté. La postérité retiendra les cinq catégories qu’Hermogène à le plus analysées : la « noblesse », la « complication », l’ « élégance » associée à la « beauté », le « savoureux », le « discours sincère », l’ « habileté ». Il n’emploie aucun mot jusqu’ici répertoriés (genre, caractère, mode) mais promeut celui d’Idée. Le titre grec est précisément Peri ideôn logou (Sur les Idées du discours). Mais de l’autre côté, Hermogène répète avec force qu’il est impossible — de droit et de fait — de concevoir un discours entier d’une seule « idée » (nous dirons, puisque nous le traduisons ainsi, d’un seul « style »). Car la distance entre l’idée de discours et les discours, est précisément celle qui a été théorisée par Platon entre l’Idée et ses occurrences actuelles, fantômes et images dégradées d’un type idéel pur. La théorie hermogénienne des catégories de discours est d’abord une philosophie idéaliste du langage, une compréhension des énoncés et de l’énonciation dans leur idéalité, et non dans leur actualité.
« La connaissance de catégories stylistiques du discours est, je pense, plus que toute autre chose indispensable à l’orateur : que sont-elle et comment les obtient-on ? […] Je dis donc que les éléments qui font le discours démosthénien, à condition d’entendre qu’ils forment un tout, sont les suivants : clarté, grandeur, beauté, vivacité, ethos, sincérité et habileté. »
LONGIN (pseudo-) : Le sublime ou l’ascèse de l’éloquence
Traité du sublime ou Du merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin (Ier siècle)
Ce traité est faussement attribué à Longin, il se situe à la charnière d’une théorie morale et d’une technique rhétorique. Il s’applique spécifiquement aux arts de la topique et de l’élocution ; il les relie à des préoccupations exclusivement morales de grandeur. C’est ainsi qu’avec Longin, ce qui était à tout prendre une des modalités possible de la qualification morale appliquée à la forme — le grand, ou encore le noble, le majestueux — devient l’unique et centrale qualité du discours : pas de styles, pas de catégorisation plurielles, mais une unique qualité, un style unique, le grand. On comprend pourquoi cette théorie pourra être réinvestie à un moment — la fin du XVIIe siècle — où se mettra en place une approche du style en termes d’unicité.
« Car il ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mêlée d’étonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader. »
« Mais quand le sublime vient à éclater où il faut, il renverse tout, comme un foudre, et présente d’abord toutes les forces de l’orateur ramassées ensemble. »
« car tout ce qui est véritablement sublime a cela de propre quand on l’écoute, qu’il élève l’âme, et lui fait concevoir une plus haute opinion d’elle-même, la remplissant de joie et de je ne sais quel noble orgueil, comme si c’était elle qui eût produit les choses qu’elle vient simplement d’entendre. »
« Il y a, pour ainsi dire, cinq sources principale du sublime » :
« une certaine élévation d’esprit qui nous fait penser heureusement les choses »
« le pathétique » : « cet enthousiasme et cette véhémence naturelle qui touche et qui émeut »
« figures tournées d’une certaine manière » (« les figures de pensée, et les figures de diction »)
« la noblesse de l’expression » : « le choix des mots, et la diction élégante et figurée »
« la composition et l’arrangement des paroles dans toute leur magnificence et leur dignité »
BARY : La rhétorique française ou le censure des styles
La Rhétorique française où pour principale argumentation l’on trouve les secrets de notre langue (1653)
C’est qu’en effet la rhétorique classique s’est détournée des topiques, des techniques de l’inventio, de l’argumentation, dont on a vu l’importance dans les réflexions de l’Antiquité sur les styles, pour promouvoir toujours plus l’art de l’élocutio. Le XVIIe siècle n’instaure plus de nouveaux principes : il additionne tous les styles établis dans la tradition rhétorique, et, cessant d’en discuter la pertinence, il se consacre à en préciser les ressources et les procédés techniques. On aboutit alors à un renversement, dont témoigne le texte de Bary : les catégories stylistiques ne servent plus à relier les textes à des qualités et des options philosophiques ; elles permettent d’évaluer et de juger l’éloquence des auteurs en termes de correction et d’infraction, de réussite et surtout de défauts.
« On trouve qu’Ausone est rude, qu’Ovide est négligé, que Lucain est fougueux, que Stace est enflé, que Plaute est moisi, que Térence est presque aussi sérieux que comique, que Catulle est languissant, rampant, contraint, que Pontanus est licencieux, que Sabinus est l’ombre d’Ovide. »
MAUVILLON : Comment on obtient les styles
Traité général du style avec un traité particulier du style épistolaire, par l’auteur des Remarques sur les germanismes (1751)
S’y reconnaît sans fard l’inflexion que le Moyen Âge et le classicisme française ont donnée à la conception antique du style : restreinte à une tripartition calquée sur le corpus virgilien, la motivation des qualités du discours n’est plus philosophique ; elle s’enracine dans une sectorisation littéraire des genres d’écriture (poésie, roman, lettres, burlesque), et engage non pas toutes les parties de l’éloquence et le travail s’y rattachant, mais exclusivement le choix des mots. Qu’un mot appartienne automatiquement à un style de littérature et que, en sens inverse, un genre (poétique ou rhétorique) puisse se définir et se reconnaître par sa langue, est la conséquence théorique implicite de la formalisation extrême enregistrée par le concept initialement philosophique de style.
« Les mots font le style ; de sorte que si vous employez des termes fleuris et sublimes, vous ferez un style poétique ; et un style médiocre, si vous employez des mots simples, mais graves et sérieux. »
« « Beaucoup » est de tout style en prose et en vers ; « force » ne se dit qu’en prose, et quelquefois dans la poésie burlesque ; dans la prose familière. « Bien » se dit aussi dans le sens de beaucoup, en tout style, et semble exprimer une moindre quantité. « Moult » ne trouve bien sa place que dans le genre naïf et goguenard. »
FLAUBERT : Qu’est-ce que les styles ?
Bouvard et Pécuchet (1880)
« Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style ? — Et, grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses genres.
Comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relève par dévorants. Vomir ne s’emploie qu’au figuré. Fièvre s’applique aux passions. Vaillance est beau en vers.
— Si nous faisions des vers ? dit Pécuchet.
— Plus tard ! Occupons-nous de la prose d’abord.
On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le style, mais encore par la langue.
Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à étudier la grammaire. »
DE LA RHÉTORIQUE À L’ANTHROPOLOGIE : LA PASSION DU STYLE
PASCAL : « Et on trouve l’homme », le style sans les styles
Pensées
Les « pensées retrouvées dans les liasses reprennent une argumentation comparable, assimilant dans un même discrédit la persuasion « géométrique » et l’éloquence de métier, et promouvant dans le sillage d’une philosophie augustinienne du naturel et du véritable une manière d’écrire sans manières, un style d’ouvrage qui ignore les styles. Seule précision, décisive cependant : quand Pascal parle de style, ce style n’est pas le fait de mots, mais de pensées ; et le style naturel et véritable sera alors un style d’ouvrage composant avec des matières morales et théologiques — celles des entretiens sérieux — et faisant fi des matières « artificielles » et mensongères que sont les topiques littéraires. Si la vraie éloquence est une éloquence du sentiment et du cœur, elle n’en relève pas moins du « jugement » : c’est une manière, fine et persuasive, de composer avec des pensées fortes. Ne nous y trompons pas : avec Pascal, la réflexion sur le style prend la place des arts conjoints de l’inventio et de la dispositio pour se rapprocher de la logique (ou art de penser).
« Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur. »
« J’aimerais autant qu’on me dît que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par leur différente disposition. »
LA BRUYÈRE : Artisan du sublime, le style ou la passion du vrai
Les Caractères « Des ouvrages de l’esprit », « De la société et de la conversation » (XVIIe siècle)
Il met en place une des plus fortes formulations que le XVIIe siècle possède, d’une surinterprétation morale et pathétique du rhétorique comme expression d’un caractère et d’une passion, allant dans le sens d’un héroïsme et d’une spiritualité de l’écriture, d’un sublime des mots passant par la passion du vrai. Le style ou la vérité de la pensée, le style ou l’identité d’un homme : La Bruyère ruine alors l’illusion de l’imitation externe et raisonnée des styles chère aux stylistes, et va jusqu’à envisager l’endossement d’un style comme une aventure d’être. Car c’est en mimant le penser de Montaigne qu’il en ressaisit le style, nous livrant au passage un des premiers exemples modernes d’écriture « à la manière de ».
« il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement. »
« Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l’expression qu’il cherchait depuis longtemps sans la connaître, et qu’il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d’abord et sans effort. Ceux qui écrivent par humeur sont sujet à retoucher à leurs ouvrages ; comme elle n’est pas toujours fixe, et qu’elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu’ils ont le plus aimés. »
« Il semble que la logique est l’art de convaincre de quelque vérité ; et l’éloquence est un don de l’âme, lequel nous rend maîtres du cœur et de l’esprit des autres ; qui fait que nous leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît. »
« Je n'aime pas un homme que je ne puis aborder le premier, ni saluer avant qu'il me salue, sans m'avilir à ses yeux, et sans tremper dans la bonne opinion qu'il a de lui-même. Montaigne dirait : Je veux avoir mes coudées franches, et estre courtois et affable à mon point, sans remords ne consequence. Je ne puis du tout estriver contre mon penchant, et aller au rebours de mon naturel, qui m'emmeine vers celuy que je trouve à ma rencontre. Quand il m'est égal, et qu'il ne m'est point ennemy, j'anticipe sur son accueil, je le questionne sur sa disposition et santé, je luy fais offre de mes offices sans tant marchander sur le plus ou sur le moins, ne estre, comme disent aucuns, sur le qui vive. Celuy-là me deplaist, qui par la connoissance que j'ay de ses coutumes et façons d'agir, me tire de cette liberté et franchise. Comment me ressouvenir tout à propos, et d'aussi loin que je vois cet homme, d'emprunter une contenance grave et importante, et qui l'avertisse que je crois le valoir bien et au delà ? pour cela de me ramentevoir de mes bonnes qualitez et conditions, et des siennes mauvaises, puis en faire la comparaison. C'est trop de travail pour moy, et ne suis du tout capable de si roide et si subite attention ; et quand bien elle m'auroit succedé une première fois, je ne laisserois de flechir et me dementir à une seconde tâche : je ne puis me forcer et contraindre pour quelconque à estre fier. »
BOILEAU : Éloge de la pensée sublime, la force du simple
Préface du traducteur au Traité du sublime ou Du merveilleux dans le discours de Longin, traduit du grec de Longin (1674)
Puisant aux sources du néoplatonisme, l’éloge du sublime poursuit sur un mode doctrinal la tentation idéaliste, en réinventant la grandeur du texte comme un supplément d’âme et de sens par-delà la lettre des mots et des styles.
« Que si l’on me demande ce que c’est que cet agrément et e, je répondrai que c’est un je ne sais quoi, qu’on peut beaucoup mieux sentir que dire. À mon avis néanmoins, il consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes. »
« Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? Ce n’est point, comme se le persuadent les ignorants, une pensée que personne n’a jamais eue, ni dû avoir : que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. Un bon mot n’est bon mot qu’en ce qu’il dit une chose que chacun pensait, et qu’il la dit d’une manière vive, fine et nouvelle. »
« Il faut don savoir que par sublime, Longin n’entend pas ce que les orateurs appellent le style sublime, mais cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte. »
« Le souverain arbitre de la nature d’une seule parole forma la lumière. » : style sublime
« Dieu dit : Que la lumière se fasse, et la lumière se fit. » : sublime
BUFFON : « Le style, c’est l’homme même », la passion de l’idée
Discours sur le style, prononcé à l’Académie française par M. de Buffon le jour de sa réception (25 août 1753)
C’est l’histoire d’une idée nouvelle, le style contre les styles. S’y rattachait une philosophie idéaliste de l’expressivité, selon laquelle le langage pourrait être indéfiniment réinterprété comme symptôme d’une subjectivité. Disons-le nettement : Buffon n’a jamais rien écrit ni pensé de tel. Il retrouve ici les développements pascaliens selon lesquels le style, c’est la composition et la disposition des arguments, le mouvement de l’enchaînement d’une pensée. Les pensées, la comme des arguments réduits à une topique, à une suite de lieux devenus communs, relèvent tout autant du superficiel, alors que s’enracine dans une individualité singulière cet élan du raisonnement, cette poursuite d’une argumentation, ce penser en acte et en mouvement que Buffon appelle le style. Oui, toutes les phrases et tous les topoï pourront bien s’exporter, s’imiter, se répandre, le style d’une intelligence est l’homme même.
« Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelques élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant. »
« Le style doit graver des pensées : ils [les esprits cultivés] ne savent que tracer des paroles. »
« Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût. Le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles. Les idées seules forment le fond du style, l’harmonie des paroles n’en est que l’accessoire et ne dépend que de la sensibilité des organes […] »
« […] les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer ; s’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps : car il n’y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. »
MARIVAUX : Le style singulier ou l’homme qui pense
Le Cabinet du philosophe, « Du style »
À la parution de La Vie de Marianne, les critiques l’accusaient de trop de finesse et de préciosité, en confondant Marianne et Marivaux dans le reproche commun de maniérisme. Plus que jamais, avec Marivaux, le style se définit comme modalité du sujet pensant, dans un contexte philosophique plus global qui a réintégré la pensée dans la singularité d’une subjectivité verbalisée. Mais ce texte met en outre l’accent sur tout une thématique de la singularité et l’individuation : car c’est en tant que le mouvement conjoint de pensée et de parole se modalise, c’est-à-dire se stylise, qu’il est susceptible d’apparaître comme une signature — celle d’un sujet dans l’actualité langagière sa réflexion.
« L’homme qui pense beaucoup approfondit les sujets qu’il traite : il les pénètre, il y remarque des choses d’une extrême finesse, que tout le monde sentira quand il les aura dites, mais qui, en tout temps, n’ont été remarquées que de très peu de gens; et il ne pourra assurément les exprimer que par un assemblage d’idées et de mots très rarement vus ensemble.
Voyez combien les critiques profiteront contre lui de la singularité inévitable de style que cela va lui faire. Que son style est précieux ! Mais de qui s’avise-t-il de tant penser, et d’apercevoir, même dans les choses que tout le monde connaît, des côtés que peu de gens voient, et qu’il ne peut exprimer que par un style qui paraîtra nécessairement précieux ? »
LAMY : Rhétorique des styles particuliers
La Rhétorique ou l’art de parler (1715)
Avec Lamy, style se dit ainsi pour toute inflexion de l’éloquence par une passion, un caractère ou un sujet particulier : c’est bien la fin de la conception rhétorique du style comme registre.
« On voit donc que chaque auteur doit avoir dans ses paroles ou dans ses écrits un caractère qui lui est propre et qui le distingue. Il y en a qui ont des manières plus particulières et plus extraordinaires ; mais enfin chacun a les siennes. »
« Le discours est le caractère de l’âme ; notre humeur se peint dans nos paroles, et chacun sans y penser suit le style auquel ses dispositions naturelles le portent. Elles sont toutes différentes dans chaque homme : c’est pourquoi il y a autant de différents styles qu’il y a de personnes qui parlent ou qui écrivent. »
« Il y a trois genres de styles qui répondent à ces trois genres de matières, savoir, le sublime, le simple, et le médiocre. L’on appelle quelquefois ces styles, caractères, parce qu’ils marquent la qualité de la matière qui est le sujet du discours. »
DUMARSAIS : Le cas su style personnel
Des tropes ou Des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue (1730)
Dumarsais fait le grand écart entre la conception rhétorico-sophistique des styles et une philosophie subjective du style. C’est au détour d’un propos sur la métonymie (ou signification indirecte d’un objet par désignation d’un objet complémentaire), que sera abordé le style — cette manière ou modalité scriptural désignée métonymiquement par l’instrument d’écriture, le stylographe. Où l’on verra Dumarsais juxtaposer sans mention de paradoxe et sans dérive définitionnelle les deux versants hétérogènes du style, la conception subjective, le style comme qualité catégorielle et le « style personnel ».
« Outre toutes les manières différentes d’exprimer les pensées, manières qui doivent convenir aux sujets dont on parle, et que pour cela on appelle style de convenance, il y a encore le style personnel : c’est la manière particulière dont chacun exprime ses pensées. On dit d’un auteur que son style est clair et facile, ou, au contraire, que son style est obscur, embarrassé, etc. On reconnaît un auteur à son style, c’est-à-dire à sa manière d’écrire, comme on reconnaît un homme à sa voix, à ses gestes et à sa démarche. »
FONTANIER : Le style, pensée rhétorique ou pensée magique
Traité général des figures du discours autres que les tropes (1827)
Le principe général se nomme « le style ». Figure du style et non figures de styles, figures opératrices d’une stylisation, d’une modalisation verbale pensée en terme de subjectivité et singularité, c’est-à-dire en des termes qui invalident la pertinence d’une quelconque procédure. Le discours théorique de Fontanier est troué de formulations approximatives, du comme si à l’à peu près, d’un spiritualisme vitaliste (le style « est comme l’esprit qui leur donne vie… ») à une raison délirante, quand les figures d’imitation sont jugées opérer « par une sorte de magie ».
« Qu’est ce que le Style ? Ce fut dans le principe l’instrument qui servait à graver la parole, comme la plume sert à la tracer avec un liquide. C’est maintenant l’art de peindre la pensée par tous les moyens que peut fournir une langue. C’est, non pas précisément la réunion des cinq choses dont nous venons de parler [diction, élocution, expression, construction, signification], mais quelque chose pourtant d’à peu près, qui se les tient asservies et subordonnées, quelque chose qui ne serait rien sans elle, et qui est tout par elles, au moyen de ce qu’il y ajoute de particulier et de caractéristique. C’est comme l’esprit qui leur donne la vie, qui les met en jeu et les fait servir pour tel ou tel dessein. »
DUMARSAIS/LA MOTTE/BOILEAU : Le récit de Théramène, un cas d’école
Comment prononcer, oraliser, et même déclamer cet imaginaire de l’horreur porté par une débauche d’ornements ? Comment passer le « tunnel » de l’ekphrase (description poétique) sans tomber dans le kitsch ? Pour La Motte, il est clair que le problème se pose en termes de registres stylistiques : les figures utilisées relèvent du registre noble (ou épique) et non du registre médiocre de l’honnête homme dont l’esprit agité n’a que faire des recherches poétiques. Pour Boileau en revanche, s’étale ici non pas un style particulier, mais le style même de la subjectivité, la modalisation d’un pathos dans le verbe, l’expression sublime d’une passion inouïe. Alors, après vous être incorporé le texte, vous pourrez à votre tour répondre à ces interrogations : dans ces douze vers, y a-t-il un style d’éloquence, ou y a-t-il le style d’un être de chair et de mots ? Et encore : le style est-il épique (ou tragique, ou poétique…) ou bien est-ce le style d’un homme ? Et pour finir : est-ce le style de Racine, ou est-ce le style de Théramène ?
Dumarsais, Des Tropes ou Des différents sens dans lesquels on peut prendre un même dans une même langue, « Des tropes en particulier »
« Le flot qui l’apporta recule épouvanté…
Ce dernier vers a paru affecté ; on a dit que les flots de la mer allaient et venaient sans le motif de l’épouvante, et que, dans une occasion aussi triste que celle de la mort d’un fils, il ne convenait point de badiner avec une fiction aussi peu naturelle. Il est vrai que nous avons plusieurs exemples d’une semblable prosopopée ; mais il est mieux de n’en faire usage que dans les occasions où il ne s’agit que d’amuser l’imagination et non quand il faut toucher le cœur. »
La Motte, Discours sur la poésie en général et sur l’ode en particulier (1707)
« Comme ils ne font point parler des poètes, mais des hommes ordinaires, ils ne doivent qu’exprimer les sentiments qui conviennent à leurs acteurs ; et prendre pour cela les tours et les termes que la passion offre le plus naturellement. Racine n’a presque jamais passé ces bornes, que dans quelques descriptions où il a affecté d’être poète : comme celle de la mort d’Hippolyte, où l’on croit plutôt entendre l’auteur que le personnage qu’il fait parler. »
« Ce vers de Racine, Le flot qui l’apporta recule épouvanté, est excessif dans la bouche de Théramène. On est choqué de voir un homme accablé de douleur, si recherché dans ses termes, et si attentif à sa description. Mais ce même vers serait beau dans une ode, parce que c’est le poète qui y parle, qu’il y fait profession de peindre, qu’on ne lui suppose pas de passion violente qui partage son attention, et qu’on sent bien enfin, quand il se sert d’une expression outrée, qui le fait à dessein, pour suppléer par l’exagération de l’image, à l’absence de la chose même. »
Boileau, Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin (1710)
« « Le remède le plus naturel contre l’abondance et l’audace des métaphores, c’est de ne les employer que bien à propos, je veux dire dans le sublime et dans les grande passion. » En effet, si ce que dit là Longin est vrai, Monsieur Racine a entièrement cause gagnée : pouvait-il employer la hardiesse de sa métaphore dans une circonstance plus considérable et plus sublime que dans l’effroyable arrivée de ce monstre, ni au milieu d’une passion plus vive que celle qu’il donne à cet infortuné gouverneur d’Hyppolite, qu’il représente plein d’une horreur et d’une consternation que, par son récit, il communique en quelque sorte au spectateur même, de sorte que, par l’émotion qu’il leur cause, il ne les laisse pas en état de songer à le chicaner sur l’audace des figure ? Aussi a-t-on remarqué que toutes les fois qu’on joue la tragédie de Phèdre, bien loin qu’on paraisse choqué de ce vers, Le flot qui l’apporta recule épouvanté, on n’y fait une espèce d’exclamation ; marque incontestable qu’il y a là du vrai sublime. »
L’INVENTION DU STYLE D’AUTEUR : ENTRE EXÉGÈSE ET ESTHÉTIQUE
BAUDELAIRE : Le style ou l’entrée en résonnance
« Les Phares », Les Fleurs du mal
Chacune des strophes de son poème « Les Phares » retrouve la signature stylistique des grands peintres (ou sculpteur) sans s’appuyer forcément sur des éléments formels attestés dans leurs productions : c’est ainsi que dans la strophe sur Delacroix, avec l’univers duquel Baudelaire communie en totale sympathie, aucun des éléments qu’il retient ne renvoie à une attestation littérale non contestable (il n’y a pas de lac rouge par exemple dans les tableaux de Delacroix). Là culmine alors ce mouvement de recomposition à la manière de, cette recréation en poésie du style d’un peintre.
« Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, / Où les anges charmants, avec un doux souris / Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre / Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ; »
« Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres, / Comme des papillons, errent en flamboyant, / Décors frais et légers éclairés par des lustres / Qui versent la folie à ce bal tournoyant ; »
DU BOS : La poésie du style ou le génie de l’art
Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719)
À l’encontre d’une conception rhétorique et générique, la notion de style cesse de fonctionner comme qualité catégorielle (le style élevé, simple, etc.) pour devenir un concept autonome, à la jonction d’une théorie de l’art et d’une théorie de l’imagination. L’herméneutique du littéraire qui se met ici en place construit ce surcroît de sens, cette poésie de l’imaginaire qu’est le style, en étroite relation avec des principes de difficulté et de singularisation — allant même jusqu’à redéfinir le partage entre prose et poésie : d’un côté, le littéraire, signalé (et signé) par la poésie du style, de l’autre, le prosaïque, ou, si l’on veut, l’en-dehors de la littérature.
« La poésie du style consiste à prêter des sentiments intéressants à tout ce qu’on fait parler, comme à exprimer par des figures, et à représenter sous des images capables de nous émouvoir, ce qui ne nous toucherait pas, s’il était dit simplement en style prosaïque. »
« Mais, comme je viens de le dire, il faut que hors ces […] occasions, le style de la poésie soit rempli de figures qui peignent si bien les objets décrits dans les vers, que nous puissions les entendre sans que notre imagination soit continuellement remplie des tableaux qui s’y succède les uns aux autres, à mesure que les périodes du discours se succèdent les unes aux autres. »
« C’est donc la poésie du style qui fait le poète, plutôt que la rime et la césure. Suivant [L’Épître aux Pisons ou « Art poétique » d’] Horace, on peut être poète en un discours en prose, et l’on est souvent que prosateur dans un discours écrit en vers. »
« C’est pour inventer des images qui peignent bien ce que le poète veut dire, c’est pour trouver les expressions propres à leur donner l’être, qu’il a besoin d’un feu divin, et non pas pour rimer. »
DIDEROT : L’esprit du style, une vertu emblématique
Lettres sur les sourds et muets, à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent (1751)
Le style, dans ce texte célèbre, c’est l’esprit de la lettre, l’âme vivifiante du discours — un supplément d’âme qui superpose à la linéarité discursive le feuilletage du sens propre à « l’emblème » (c’est-à-dire une poésie faite image et symbole).
« Il passe alors dans le discours du poète un esprit qui en meut et vivifie toutes les syllabes. Qu’est-ce que cet esprit ? j’en ai quelquefois senti la présence ; mais tout ce que j’en sais, c’est que c’est lui qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois ; que dans le même temps que l’entendement les saisit, l’âme en est émue, l’imagination les voir, et l’oreille les entend ; et que le discours n’est plus seulement un enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais que c’est encore un tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent. Je pourrais dire en ce sens que toute poésie est emblématique. »
KANT : L’âme de l’œuvre d’art
Critique de la faculté de juger (1790)
Le grand partage retenu par Kant entre le beau et le sublime se fonde sur la distinction entre deux modes de la subjectivité dans sa relation formelle à l’objet, c’est-à-dire à la seule forme de l’objet, en dehors de tout intérêt pour son contenu. Qu’est-ce que l’âme d’une œuvre ? Kant répond à la fois de façon conventionnelle — une heureuse rencontre de l’idéel et du formel placée sous le signe de l’imagination et du génie —, et en même temps de manière totalement novatrice : il définit en effet explicitement l’âme comme étant une Idée, et plus précisément une idée esthétique, c’est-à-dire un ensemble de conceptions et d’imaginations. Kant formule ainsi en toute rigueur une explication herméneutique du style comme supplément de sens construit par la relation intellectuelle d’un sujet à la forme de sa représentation.
« L’âme, au sens esthétique, désigne le principe qui, dans l’esprit, apporte la vie. Or, j’affirme que ce principe n’est pas autre chose que le pouvoir de présentation des Idées esthétiques ; ce disant, par une Idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquate, et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible. »
PROUST : La vision d’un monde, le souvenir d’un air
Le style, et plus généralement la réussite de l’art sont d’abord définis comme un monde personnel. Cette métaphore permet à Proust de dissocier le style d’une pure manière d’écrire, de l’émanciper du détail du texte pour l’élargir aux dimensions de l’imaginaire. De façon décisive, elle le place au-delà du texte. Proust souligne qu’il est nécessaire de dépasser la lettre du texte par accéder au style, les théories stylistiques marquées par un présupposé textualiste deviennent dès lors impraticables. En focalisant le style sur la notion de monde personnel, d’univers auctorial, Proust nous invite à penser le style comme une des mondes possibles inférés à partir du texte, comme un univers de diction à comparer et à rapporter à la théorie générale contemporaine des univers de fiction.
Le Temps retrouvé (1927)
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. »
« Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de techniques mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui s’il n’y avait pas l’art resterait le secret éternel de chacun. »
Notes sur la littérature dans Contre Sainte-Beuve suivi de Nouveaux Mélanges (1971)
« Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson, qui en chaque auteur est différent de qu’il est chez tous les autres, et tout en lisant, sans m’en rendre compte, je le chantonnais. »
« Le talent est comme une sorte de mémoire qui leur permette de finir par rapprocher d’eux cette musique confuse, de l’entendre clairement, de la noter, de la reproduire, de la chanter. »
HEGEL : La dialectique de l’originalité
Cours d’esthétique I (1820 – 11829)
Hegel établit alors le concept d’originalité — où nous pouvons reconnaître la nouvelle version idéaliste du style —, comme résolution de la tension entre style (catégoriel) et manière (personnelle) dans l’alliance de l’objectif et du subjectif, dans la conquête de l’objectivité dans et par l’émergence du sujet.
« La manière subjective. La simple manière doit être distinguée essentiellement de l’originalité. La manière, en effet, ne concerne que les propriétés caractéristiques particulières et donc contingentes de l’artiste, qui surgissent et se font valoir dans la production de l’œuvre d’art à la place de la chose même et de son exposition idéale. »
« Le style. […] On distingue, sous ce rapport, en musique le style liturgique et le style opéra, en peinture le style historique et la peinture de genre. Le style concerne alors un mode de représentation qui d’une part épouse tout à fait les conditions de son matériau, et par ailleurs répond continûment aux exigences de genres artistiques déterminés et aux lois de ceux-ci qui découlent du concept de la chose. En ce sens élargi du terme, le manque de style, c’est alors soit l’incapacité à s’approprier ces modes de représentation nécessaires en eux-mêmes, soit l’arbitraire subjectif qui laisse libre cours à sa guise personnelle plutôt qu’au respect de la règle, et substitue à celle-ci une mauvaise manière. »
« Originalité. L’originalité, enfin, consiste non seulement dans l’observance des lois du style, mais aussi dans l’inspiration subjective, qui, plutôt que de s’abandonner à la simple manière, s’empare d’une matière rationnelle en soi et pour soi, et la configure de l’intérieur, à partir de sa subjectivité artistique, tout autant dans l’essence et le concept d’un genre artistique déterminé que conformément au concept universel d’idéal. […] C’est ainsi que si l’originalité de l’art dévore toute particularité contingente, elle ne l’engloutit qu’afin de permettre à l’artiste de suivre entièrement le trait et l’élan de son inspiration de génie, exclusivement emplie de la chose, et d’exposer non point sa guise et le vide de son arbitraire, mais son véritable Soi-même dans sa chose accomplie selon la vérité. Ne pas avoir de manière a de tous temps été la seule grande manière, et c’est en ce sens uniquement qu’on peut dire d’Homère, Sophocle, Raphaël et Shakespeare qu’ils sont originaux. »
FLAUBERT : La tentation du style, une « manière absolue de voir les choses »
Correspondance
Le style n’est pas du côté de la forme, ni des tournures : il est dans l’Idée, il est l’Idée révélée par la forme ou par les sonorités de la phrase. Idéalisme donc, doublé d’un platonisme avoué, identifiant le monde en terme de vérité.
« Tu n’ôteras pas la forme de l’Idée, car l’Idée n’existe qu’en vertu de sa forme. »
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. »
« J’en conçois pourtant un, moi, un style : un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feu ; un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée enfin voguerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière. »
« Madame Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire totalement inventée ; je n'y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. L'illusion (s'il y en a une) vient au contraire de l'impersonnalité de l'œuvre. C'est un de mes principes, qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu'on le sente partout, mais qu'on ne le voie pas. Et puis, l'Art doit s'élever au-dessus des affections personnelles et des susceptibilités nerveuses ! Il est temps de lui donner, par une méthode impitoyable, la précision des sciences physiques ! La difficulté capitale, pour moi, n'en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai comme disait Platon. »
ZOLA : La patte de l’écrivain
« L’expression personnelle » dans Le Roman expérimental (1878)
L’interprétation zolienne d’une œuvre en œuvre de style est toujours figurale (centrée sur la figure d’un auteur), mais elle relie l’auteur à un déploiement de l’imaginaire, à ce que Richard nommera une « aventure d’être ».
« Le malheur est qu’ils n’ont pas l’expression personnelle, et c’en est assez pour les rendre à jamais médiocres. […] Ces romanciers prennent le style qui est dans l’air. Ils attrapent les phrases qui volent autour d’eux. Jamais les phrases ne sortent de leur personnalité, ils les écrivent comme si quelqu’un, par derrière, les leur dictait. »
« Il ne s’agit plus de grammaire, de rhétorique, et on n’a plus seulement sous les yeux un paquet de papier imprimé ; un homme est là, un homme dont on entend battre le cerveau et le cœur à chaque mot. On s’abandonne à lui, parce qu’il devient le maître des émotions du lecteur, parce qu’il a la force de la réalité et toute-puissance de l’expression personnelle. »
« D’ailleurs, [Balzac] a s’embarquer dans des phrases fâcheuses, son style est toujours à lui. […] Il est là, la forge gronde, et il tape à tour de bras sur la phrase, jusqu’à ce qu’elle ait son empreinte. Cette empreinte, elle la gardera éternellement. Quelle que soient les bavures, c’est là du grand style. »
ALABALAT : Les procédés du style d’auteur
La Formation du style par l’assimilation des auteurs (1901)
La rhétorique — la théorie des procédures textuelles — cesse de valoir comme doctrine concurrente : elle devient l’une des versions possibles de cette analyse critique visant à l’établissement du texte.
« Il y a une grande qualité de style qui ne repousse pas l’antithèse, mais qui ne la cherche pas, qui vise la clarté plus que la profondeur et qui, par le naturel et la simplicité, donne la sensation du style français éminemment spontané et classique. Cette qualité, nous l’appellerons l’atticisme. C’est Voltaire qui résume ce genre de style sans rhétorique. »
« S’il est vrai que « l’objet du style est d’obtenir la plus grande quantité de sensations possibles à la fois », n’oublions pas que l’art d’écrire seul les fera jaillir, par la science même de l’expression ; et que cet art d’écrire est un don qu’on possède d’abord par innéité, mais qui se développe par l’étude de ceux qui ont été et qui resteront les maîtres de la littérature française. »
BORGES : Deux univers pour un texte, le style du Quichotte
« Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Fictions (1960)
Il se contente de diffracter en deux univers subjectifs hétérogènes l’interprétation stylistique du même texte. Avec le Quichotte, la preuve (par l’absurde) est faite que le style est définitivement au-delà du texte.
« Le contraste entre les deux styles est également vif. Le style archaïsant de Ménard — tout compte fait étranger — pèche par quelque affectation. Il n’en est pas de même pour son précurseur, qui manie avec aisance l’espagnol courant de son époque. »
PROUST : Style-paysage
Préface de P. Morand, Tendres Stocks (1921), paru aussi sous le titre « Pour un ami (remarques sur le style) » et repris dans Contre Sainte-Beuve
« Mais si l’on considère comme faisant partie du style cette grande ossature inconsciente que recouvre l’assemblage voulu des idées, elle existe chez Stendhal. Quel plaisir j’aurais à montrer que, chaque fois que Julien Sorel ou Fabrice quittent les vains soucis pour vivre d’une vie désintéressée et voluptueuse, ils se trouvent toujours dans un lieu élevé (que ce soit la prison de Fabrice ou celle de Julien, dans l’observatoire de l’abbé Blanès. »
« Mais chez Flaubert, par exemple, l’intelligence, qui n’était peut-être pas des plus grandes, cherche à se faire trépidation d’un bateau à vapeur […]. Alors arrive un moment où on ne trouve plus l’intelligence (même l’intelligence moyenne de Flaubert), on a devant soi le bateau qui file « rencontrant des trains de bois qui se mettait à onduler sous le remous des vagues ». Cette ondulation-là, c’est de l’intelligence transformée, qui s’est incorporée à la matière. Elle arrive aussi à pénétrer les bruyères, les hêtres, le silence et la lumière des sous-bois. Cette transformation de l’énergie où le penseur a disparu et qui traîne devant nous les choses, ne serait-ce pas le premier effort de l’écrivain vers le style ? »
« Sur la lecture », Préface à Sésame et les Lys de Ruskin (1905)
« Que de fois, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi, inséré dans l’heure présente, actuel, un peu du passé, cette impression de rêve qu’on ressent à Venise sur la Piazetta, devant ses deux colonnes de granit gris et rose […] »
POUR UN HERMÉNEUTIQUE DU STYLE D’AUTEUR
LANSON : Du sens littéral au sens littéraire, un protocole herméneutique
Les Méthodes de l’histoire littéraire (1925)
Après avoir fait reposer sur le style la responsabilité de l’art et la signature d’une œuvre, et l’avoir ainsi identifié au sens littéraire. Lanson énonce la procédure d’exégèse en usage dans le champ des études de lettres : construction philologique, grammaticale et historique du sens littéral, élaboration herméneutique du sens littéraire, spécifié en sens typologique (sur la figuration de l’auteur), métaphysique (sur la vérité du monde) et même moral (concernant l’application à soi et à l’actualité des mœurs).
« Cette survivance indéfinie de leurs propriétés actives, les chefs-d’œuvre littéraires la doivent à la forme, personnelle et belle, dans laquelle l’originalité de l’écrivain s’est réalisée : disons, si vous voulez, au style. C’est avouer que, nulle mesure extérieure, nulle logique même ne pouvant saisir la beauté, rien ne pouvant ici remplacer la réaction du sentiment esthétique, il y aura toujours dans nos études une part fatale et légitime d’impressionnisme. »
« La littérature se compose de tous les ouvrages dont le sens et l’effet ne peuvent être pleinement révélés que par l’analyse esthétique de la forme. »
« Puis on établira le sens littéraire du texte. C’est-à-dire qu’on en définira les valeurs intellectuelles, sentimentales, artistiques. On séparera l’usage personnel de la langue de l’usage commun des contemporains les états individuels de conscience des façons communes de sentir et de penser. On distinguera sous l’expression générale et logique des idées, les représentations et les conceptions morales, sociales, philosophiques, religieuses, qui forment comme le sous-sol de la vie intime de l’auteur. »
« L’exercice de l’explication a pour but, et, lorsqu’il est bien pratiqué, pour effet, de créer chez les étudiants une habitude de lire attentivement et d’interpréter fidèlement les textes littéraires. »
« Le postulat, évidemment, est que les textes ont un sens en eux-mêmes, indépendamment de nos esprits et de nos sensibilités. »
« On ne dois jamais négliger l’explication grammaticale ni l’explication historique ; mais on peut n’y voir qu’une préparation, n’y prendre que des points d’appui, soit pour une étude de goût, une analyse des sensations esthétiques, soit pour une recherche de l’usage et des applications actuelles de l’œuvre étudiée. »
LA BRUYÈRE/LE MAISTRE DE SACY/CALMET/FONTANIER : La lettre, l’esprit, le style, florilège exégétique
Ces textes illustrent l’approche classique de l’exégèse biblique et sa grande réorganisation inaugurée au XVIIe siècle dans le sillage de la critique biblique. Tout d’abord, La Bruyère, proche des milieux dévots, est l’un des premiers à avoir revendiqué pour son ouvrage profane une approche effectuée sur le modèle de l’exégèse. Si les milieux de la dévotion témoignent de la résistance de l’interprétation spirituelle, le XVIIe siècle marque surtout l’essor de la critique philologique, grammaticale et historique de la Bible, d’abord du côté de la Réforme, puis avec l’oratorien Richard Simon. Car là est la grande leçon exégétique du XVIIe siècle : la lettre du texte, au même titre que son esprit, n’est pas de l’ordre du donné (du spontané) mais du construit.
La Bruyère, Préface au Discours de réception à l’Académie française (1694)
« Voilà depuis quelques temps leur unique ton, celui qu’ils emploient contre les ouvrages de mœurs qui réussissent : ils y prennent tout littéralement, ils les lisent comme une histoire, ils n’y entendent ni la poésie ni la figure ; ainsi ils les condamnent. »
Le Maistre de Sacy, Préface des Psaumes de David (1689)
« Il est cependant nécessaire de remarquer, qu’encore que l’on convienne qu’il faut s’attacher toujours au sens littéral des livres saints, comme au fondement des autre sens qu’on leur peut donner, il y a souvent, surtout dans les Psaumes, des sens consacrés par l’usage et l’intelligence générale de l’Église. Et ces sens mêmes, quoique éloignés quelquefois en apparence du sens littéral et historique, peuvent être regardés en une manière comme les vrais sens du Saint-Esprit, qui animant son Église, ainsi qu’il a animé les saint Écrivains, lui inspire l’intelligence qu’il veut qu’elle ait de ces paroles de l’Écriture, comme la plus propre à éclairer et à enflammer la foi divine ses enfants.
Mais l’observation la plus importante que l’on doit faire sur ce qu’on appelle ordinairement le sens littéral et le sens allégorique des Psaumes est que ces deux sens sont très souvent liés l’un à l’autre, selon l’intention du Saint-Esprit, en sorte que l’un n’est pas plus véritablement le sens littéral et historique de l’Écriture, que l’autre est le sens spirituel figuré par ce premier, qui n’en est même que comme l’écorce, sous laquelle il est enfermé comme le vrai fruit, l’un n’étant que l’ombre ou l’image et l’autre la réalité et la vérité. »
Dom Calmet, Commentaire littéral de tous les livres de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament (1707 – 1716)
« Si l’on était plus versé dans le sens littéral des Écritures, il serait plus aisé de donner de bonnes explications spirituelles. »
Fontanier, Manuel classique pour l’étude des tropes (1821)
« Il s’appelle spirituel parce qu’il est tout de l’esprit, s’il faut le dire, et que c’est l’esprit qui le forme ou le trouve à l’aide du sens littéral. Il n’existe pas pour celui qui prend tout à la lettre, pour celui qui ne sait pas que la lettre tue, et que l’esprit vivifie. »
STAROBINSKI : L’étude du style selon Spitzer, le cercle herméneutique
Leo Spitzer et la lecture stylistique (1970)
Spitzer s’appuie sur les développements récents de l’herméneutique, synthétisés dans la notion de cercle. Elle permet d’établir un lien — sur le modèle du va-et-vient et non plus sur celui des quatre degrés d’une échelle — entre travail théorique (construction de la « lettre », du fait stylistique), et travail interprétatif (élaboration d’un univers appelé « style »). Avec Spitzer, l’étude de style est ainsi globalement du côté de l’exégèse, mais une exégèse philosophique émancipé du modèle biblique.
« Dans sa première manière, la stylistique spitzérienne veut rejoindre des réalités psychiques, tout en s’appliquant également à définir un « esprit collectif ». Face aux textes, Spitzer tente d’y saisir les caractères spécifiques renvoyant à l’âme de l’auteur, mais avec le souci de saisir, dans le mouvement singulier d’une écriture, l’indice expressif ou l’anticipation des changements de l’esprit collectif. »
« L’approche structurale, telle que l’entend Spitzer, laisse le chercheur plus libre : le détail initial est élu, en fait, après une lecture préalable de l’ensemble, et il peut être choisi soir pour sa valeur différentielle, soit en raison de ce que nous pourrions nommer sa micro-représentativité — sa façon d’énoncer déjà, au niveau de la partie, ce qu’énoncera l’œuvre entière. »
SPITZER : Du fait de style au style, biographie d’un parcours exégétique
« Art du langage et linguistique » in Études de style
Ce texte à l’intérêt de situer la linguistique stylistique et l’herméneutique du style par rapport à une troisième discipline majeure dans l’institution actuelle des études de lettres : l’histoire littéraire. Spitzer présente en effet la stylistique comme un « pont entre la linguistique et l’histoire littéraire » : c’est dans la mesure où la prise en compte du style relève d’une herméneutique non seulement subjectiviste, mais aussi historique, que l’exégèse thématicienne du style a partie liée avec l’histoire littéraire.
« D’un autre côté, j’étais averti du vieil adage scolastique : individuum est ineffabile ; tout effort pour définir l’individualité d’un écrivain par son style serait-il voué à l’échec ? Je répliquais : la déviation stylistique de l’individu par rapport à la norme générale doit représenter un pas historique franchi par l’écrivain ; elle doit révéler une mutation dans l’âme d’une époque — mutation dont l’écrivain a pris conscience et qu’il transcrit dans une forme linguistique nécessairement neuve : ce pas historique, psychologique aussi bien que linguistique, peut-être serait-il possible de le déterminer. »
« […] ce n’est pas un hasard si le « cercle philologique » a été découvert par un théologien, qui avait pour tâche de rendre son harmonie à la discorde, et de restituer à ce monde la beauté de Dieu. Cette attitude se manifeste dans le mot fabriqué par Schleiermacher : Weltanschauung [vision du monde] : die Welt anschauen, voir, connaître le monde jusque dans son détail sensible. Le philologue ira à la poursuite du microscopique parce qu’il voit le macrocosmique. »
HUMBOLDT : Un idéalisme philologique
« Introduction à l’œuvre sur le Kavi » (1836)
Avec Humboldt, la notion de langue renvoie à une entité spirituelle et vivante, bien plus qu’à un produit verbal identifié. Car c’est bien en faveur d’un passage de la grammaire à un spiritualisme nationaliste que Humboldt convoque les thèmes de l’energeia (le principe d’énergie, déjà présent dans les rhétoriques antiques) et de la Weltanschauung. En rupture avec la méthodologie rigoureuse de l’analyse grammaticale, il initie un va-et-vient herméneutique entre le détail et le tout, entre une philologie de l’infime et une herméneutique spiritualiste.
« En elle-même, la langue est non pas un ouvrage fait [Ergon], mais une activité en train de se faire [Energeia]. »
« La forme caractéristique des langues adhère à chacun de ses éléments, même les plus infimes ; ils en portent chacun la marque, si imperceptible et si diversifiée soit-elle. […] Une telle entreprise nous engage évidemment sur la voie d’une recherche laborieuse et souvent voué à l’infime ; mais c’est précisément dans les traits en eux-mêmes les plus infimes que rayonne le pouvoir de totalisation que les langues émettent et rien n’est plus incompatible avec leur étude que la prétention de retenir les seuls traits les plus imposants, les plus massifs et les plus révélateurs de la présence de l’esprit. »
COMBE : Merleau-Ponty, une interprétation phénoménologique du style
« Pensée et langage dans le style » Qu’est-ce que le style ? (1994)
« Toute la philosophie de Merleau-Ponty […] repose sur la réaffirmation des thèses de Humboldt […] : Toutes pensée vient des paroles et y retourne, toute parole est née dans les pensées et finit en elles. (Signes) »
« La phénoménologie de Merleau-Ponty, à ce stade, apporte une contribution essentielle à la réflexion sur le problème central, pour le stylisticien, de l’ « intention ». […] Pour Merleau-Ponty, le style est cette manière d’ « habiter » le monde dans le geste de la parole qui est le propre de chaque individu. Comme tel, il appartient de plein droit à la sphère des significations ; bien mieux, « le style est ce qui rend possible toute signification. »
BARTHES : psychanalyse et politique ; exégèse du style en littérature
« Qu’est-ce que l’écriture », Le Degré zéro de l’écriture (1953)
« Elle n'est pas le lieu d'un engagement social, mais seulement un réflexe sans choix, la propriété indivise des hommes et non pas des écrivains; elle reste en dehors du rituel des Lettres; c'est un objet social par définition, non par élection. »
« Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s'installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d'une poussée, non d'une intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. Ses références sont au niveau d'une biologie ou d'un passé, non d'une Histoire : il est la « chose » de l'écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. Indifférent et transparent à la société, démarche close de la personne, il n'est nullement le produit d'un choix, d'une réflexion sur la Littérature. Il est la part privée du rituel, il s'élève à partir des profondeurs mythiques de l'écrivain, et s'éploie hors de sa responsabilité. Il est la voix décorative d'une chair inconnue et secrète; il fonctionne à la façon d'une Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n'était que le terme d'une métamorphose aveugle et obstinée, partie d'un infra-langage qui s'élabore à la limite de la chair et du monde. Le style est proprement un phénomène d'ordre germinatif, il est la transmutation d'une Humeur. […] Par son origine biologique, le style se situe hors de l’art, c’est-à-dire hors du pacte qui lie l’écrivain à la société. »
« L'horizon de la langue et la verticalité du style dessinent donc pour l'écrivain une nature, car il ne choisit ni l'une ni l'autre. La langue fonctionne comme une négativité, la limite initiale du possible, le style est une Nécessité qui noue l'humeur de l'écrivain à son langage. »
STYLE ET/OU LINGUISTIQUE, ACTUALITÉ D’UN CONCEPT EN CRISE
BALLY : La stylistique sans le style
Traité de stylistique française (1909)
Bally propose une étude linguistique des faits de langue rapportés à leur expressivité : la stylistique s’est donnée comme une linguistique de l’expressivité verbale, autrement dit comme analyse des faits de langue en tant qu’ils relèvent d’une formulation expressive. C’est là la différence majeure avec l’interprétation subjectiviste du texte en style figuratif d’une identité — la stylistique reste avant tout une analyse, une modélisation théorique du fait linguistique et combinatoire d’éléments formels isolés.
« Définition. La stylistique étudie donc les faits d’expression du langage organisé au point de vue de leur contenu affectif, c’est-à-dire l’expression des faits de la sensibilité par le langage et l’action des faits de langage sur la sensibilité. »
« Quand le sujet parlant se trouve dans les mêmes conditions que tous les autres membres du groupe, il existe de ce fait une norme à laquelle on peut mesurer les écarts de l’expression individuelle ; pour le littérateur, les conditions sont toutes différentes : il fait de la langue un emploi volontaire et conscient […] il emploie la langue dans une intention esthétique. »
« Or cette intention, qui est presque toujours celle de l’artiste, n’est presque jamais celle du sujet qui parle spontanément sa langue maternelle. Cela seul suffit pour séparer à tout jamais le style et la stylistique. »
CRESSOT : La stylistique est au-delà
Le Style et ses techniques (1947)
Cressot fait de la stylistique l’étude des formes d’expression choisies par l’énonciateur en fonction de son destinataire. Il fait des textes littéraires une réserve privilégiée d’exemple, en ce que la langue littéraire résulte d’un travail poussé dans le choix des faits expressifs. C’est sous ces auspices que commence un rapprochement entre la stylistique et le style.
« Pour nous, l’œuvre littéraire n’est pas autre chose qu’une communication, et toute l’esthétique qu’y fait rentrer l’écriture n’est en définitive qu’in moyen de gagner plus sûrement l’adhésion de lecteur. Ce souci y est peut-être plus systématique que dans la communication courante, mais il n’est pas d’une autre nature. Nous dirions même que l’œuvre littéraire est par excellence le domaine de la stylistique précisément parce que le choix y est plus « volontaire » et plus « conscient ».
« Si, comme le définit Herzog remarquablement, « le terme de style nous sert à désigner l’attitude que prend l’écrivain vis-à-vis de la matière que la vie lui apporte », il y a dans le style un domaine qui déborde le cadre de la stylistique. »